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est chose ardue et rebelle: l'esprit ne peut tenir cette note, ne peut s'établir sur cette crête à telles enseignes, que le plus puissant et le plus exercé tourne court, glisse incontinent aux applications, et va choisir entre toutes la plus fameuse, la plus sillonnée de précédents, de conflits, de réglementations.

J'ai hâte d'ajouter que ce grand sujet n'a rien perdu de son à-propos: en tout cas M. Mill a su le rajeunir : il y porte quelque chose de fier et de neuf.

Savez-vous ce qu'il revendique ? Pas moins que le droit absolu de la pensée, le droit de tout dire à l'égard de toutes choses, par tous les modes et sur tous les tons.

Périssent les réserves et les restrictions! Il ne s'agit plus de liberté, mais de souveraineté. Vous trouveriez édifiant et suffisant d'être admis à critiquer les actes du pouvoir: peut-être vous sentiriezvous comblé, s'il vous était permis d'en rechercher, d'en attaquer le principe. Certains peuples, et des plus avancés, n'en demandent pas tant..Mais, après tout, cette liberté, si étendue qu'elle paraisse, est purement politique, et ne va pas plus loin que la conduite, la forme, l'origine des pouvoirs officiels. Voici qu'au nom de la science et des principes, on vous offre quelque chose de plus ! On livre, on soumet à votre jugement la société elle-même, tout ce qu'elle croit, tout ce qu'elle consacre, propriété,

famille, héritage, morale, religion, jusqu'à Dieu luimême. Et ne croyez pas que les raisons manquent à cette audace. On vous dira que le genre humain n'a que deux moyens de s'améliorer: l'expérience et la discussion. Ainsi marche l'individu, et ainsi doit marcher la société. Coupez une aile à ce programme, ôtez-en la discussion, et voilà la voie du progrès fermée, ensanglantée du moins. Désormais il en coûtera la vie pour annoncer aux hommes quelque chose comme l'unité divine, la fraternité humaine.

On ne leur porte pas impunément de ces nouvelles. Ciguë, gibet, arènes, bûchers, telle est l'hospitalité du monde envers les initiateurs qui viennent à lui.

On sait bien que la vérité a ses droits, qui ne vont pas périr sous la malice et l'ineptie du vulgaire. Malgré tout, l'humanité s'avance, mais sous le poids de ses remords, sous la malédiction des prophètes, et avec des retards qui fraudent les âmes de leur bien, pendant des siècles entiers privés de droit et de lumière. Lamentable histoire qui crie au législateur Sévissez contre les violences qui troublent la société, mais respectez l'esprit, d'où vient tout progrès. Tenez-le pour inviolable, pour souverain; car, à moins d'une immunité absolue, il ne peut faire sa fonction. Ne le laissez pas juger: s'il y avait une loi pour régler ce jugement, elle serait violée par la passion; mais cette loi est impossible. Est-ce qu'on

définit les délits de la pensée, les œuvres de la pensée? Vous commettez là une contradiction dans les termes; car la pensée touche à l'infini par l'objet, par la forme, par l'intention, et par le rapport de toute cette variété avec la variété des circonstances qui font volontiers l'innocence ou le crime d'une idée.

Comme il est prouvé que ce n'est pas seulement la figure du monde qui passe, selon la parole de saint Paul; comme le monde moderne où les hommes sont réputés frères et égaux a une autre âme que le monde antique où pour peu qu'on fût l'esclave, le fils, le débiteur d'un homme, on était sa chose, avec des conséquences toutes capitales comme cette évolution a toujours eu lieu sous l'effort de la pensée... il faut comprendre ce que tout cela veut dire, et laisser à la pensée ces prises radicales qui descendent au fond des choses et qui retournent le monde comme un gant: la société tout entière est la proie légitime de la pensée.

Cela est spécieux et se fait écouter, surtout quand on y a une inclination naturelle. Cependant la chose vaut la peine qu'on y pense à deux fois, et nous avons à remonter les entraînements de cette pente.

Oserez-vous bien admettre cette souveraineté de l'esprit qui n'est pas moins que le droit d'attaquer, je dis plus, d'outrager toute chose au monde et ailleurs? Pour ma part, je ne puis aller jusque-là. Les plus chers intérêts du genre humain, l'espé

rance la plus fondée d'améliorations analogues à celles qu'il a déjà obtenues, n'autorisent pas cette violence. Je vois bien que le monde vit d'un autre souffle que par le passé, qu'il a pris de nouvelles façons de sentir et d'agir, sous le coup d'une révolution qui s'est faite dans la pensée et par la pensée. Cependant n'oublions pas ceci : la loi de continuité est aussi certaine que la loi du progrès: la tradition a sur nous les mêmes droits que la raison. Les sociétés ne bondissent pas, elles marchent, ce qui pourrait s'exprimer ainsi: à tout âge d'une société, l'élément ancien doit être en quantité supérieure à l'élé

ment nouveau.

On peut dire que cette continuité est partout; qu'elle est le procédé de la nature aussi bien que de l'histoire; que les règnes, les espèces, les variétés, les êtres, s'enchaînent et se préparent les uns les autres par les transitions les mieux ménagées; que l'analogie, ce précepte littéraire posé par certains philosophes du dernier siècle, est empruntée à la création elle-même. Ce serait une raison: ce ne serait

pas la meilleure. La continuité est due à l'homme: elle est un hommage à tout ce qui le distingue de la bête. Si le monde qu'il habite n'avait pas de lendemain, ne lui promettait pas un avenir, où serait l'emploi de ses plus hautes facultés: prévoyance, combinaison, effort laborieux, pouvoir de privations et d'épargnes? L'homme ne pourrait être lui-même,

si la nature et les lois le trompaient par leur instabilité. Pour ne parler que des lois, n'oubliez pas, le jour où elles vous paraissent mauvaises, qu'elles furent réputées en leur temps excellentes et salutaires; qu'elles ont été données au monde comme un abri, comme une armure; que toute institution a deux faces, l'une vers le passé qu'elle améliore, l'autre vers l'avenir qui la condamne; qu'il faut laisser le temps aux hommes d'user leurs prédilections, de dépouiller leurs habitudes, de reconnaître la guenille dans ce qui fut pour eux autrefois, comme le bouclier d'Achille, et decus et tutamen. Vous avez peut-être entendu parler d'une méthode d'enseignement qui est de jeter l'élève, le patient medias in res, au plus fourré de ce qu'il doit apprendre. Cette éducation n'est pas de mise pour les peuples. Ils savent quelque chose sur le sujet où vous voulez les instruire, et ils n'apprendront rien, s'ils n'ont rien oublié.

Les sociétés ne veulent pas être troublées: l'ordre est le pain quotidien dont elles vivent. Si une société est attaquée à fond, menacée dans les sources de sa vie actuelle, cette vie s'arrête. Vous en avez un signe tout matériel dans la consommation qui se suspend, un veto, un témoignage s'il en fut, du désordre et de l'angoisse des esprits.

Ce qui donne un sens odieux, équivoque tout au moins au mot de révolution, c'est que beaucoup en

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