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et de l'avenir, du groupe inférieur et du groupe supérieur; on pourrait faire un livre rien que làdessus. Après tout, ces anomalies ne font pas obstacle aux conclusions de la science et de l'histoire, lesquelles ont une base dans la masse supérieure des faits réguliers.

Mais il en est tout autrement dans ce problème confus qui est de trouver où finit l'individu, où commence la société. Ici les cas douteux, les faits mixtes apparaissent à chaque pas : l'hermaphrodite est abondant et normal en quelque sorte. La raison en est que l'individu et la société ne diffèrent pas substantiellement : Étant donnés deux êtres qui naissent à ce point l'un de l'autre, comment dire que l'un est absolument incapable des choses exécutées par l'autre, et que chacun a sa fonction spéciale, limitative? On a vu dans certains pays, aux Indes, à Java, en Égypte, l'État faire de l'agriculture et de l'industrie comme un simple particulier; ailleurs on a vu des traitants, des condottieri, la Sainte-Hermandad, l'individu enfin, à la place de fisc, d'armées, de police. Cette considération prise du fait, prise de l'utile, ne tranche pas une question de droit comme celle que nous avons devant nous, mais l'embarrasse terriblement. Car il n'est presque personne qui ne confonde le droit et l'utile, quand il s'agit d'intérêt public, et qui ne fonde sur cet intérêt le droit de la société et

même le droit de l'individu à faire exclusivement

telle ou telle chose.

Si j'en crois l'étymologie, définir c'est borner; borner, c'est isoler. Le moyen d'isoler la vie et le droit? Comment imaginer l'un sans l'autre, c'està-dire la force sans règle, ou bien la règle planant sur le vide, sur le néant?

Remarquez bien qu'il ne s'agit pas ici d'établir une hiérarchie, de classer deux pouvoirs, selon leur importance et leur dignité. Rien n'est plus facile que de mettre d'un côté la subordination, de l'autre la supériorité, comme dans le cas de l'âme et du corps. En ce sens, vous pourriez dire que le droit individuel a une valeur de principe, et le droit social une simple valeur d'exception, d'accessoire; que l'un et l'autre doivent concourir dans cette mesure à toutes les solutions. Mais telle n'est pas la question; il s'agit, étant donné l'individu et la société que l'on tient pour deux puissances distinctes, de reconnaître le domaine exclusif de chacune, et montrant à chacune sa limite, sa rive, de lui dire: Tu n'iras pas plus loin. Insigne difficulté à l'égard de choses d'une telle pénétration!

Que si en outre, ces choses universelles sont variables et changeantes, comment les saisir, les fixer par une définition? Ceci n'est pas une hypothèse; chaque société a son génie et sa tradition, c'est-à-dire ses besoins spéciaux de discipline ou

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d'impunité: d'où il suit que d'un pays à l'autre l'action sociale doit varier comme la vie elle-même. Il faut bien que la différence des goûts et des mœurs, en mette une dans les pouvoirs impulsifs et coactifs de l'État ce qui introduit en chaque pays, sur chaque question où le droit social est aux prises avec le droit individuel, des considérations locales qui tantôt penchent vers le règlement, tantôt vers la liberté, sous l'impulsion des circonstances ou des précédents.

Supposez un pays où chacun ait le droit, dans la limite et dans l'interprétation de certains livres, de se faire sa religion. Vous verrez dans ce pays la lecture enseignée au peuple et même imposée à titre de service public, de nécessité disciplinaire, avec des sacrifices dont on n'a pas d'idée ailleurs où la religion est traditionnelle et gardée par un interprète unique et infaillible. Dans la NouvelleAngleterre, chaque citoyen paie cinq francs d'impôt pour le budget des écoles. L'État, dit un fonctionnaire américain, y donne l'instruction à tous, comme Dieu donne l'air à la lumière. Si la France, pour faire l'éducation de son suffrage universel, voulait traiter ses écoles primaires avec cette largesse, elle aurait à y dépenser, toute proportion gardée, cent quatre-vingts millions, au lieu des vingt millions qu'il en coûte aujourd'hui aux communes, aux départements et à l'État.

En Prusse, après les désastres de la guerre de sept ans, le crédit foncier fut créé par l'État. En France, nous ne vîmes rien de pareil après les catastrophes et l'épuisement des dernières années de l'Empire. Cela tient à ce que la propriété foncière morcelée en France, était en Prusse au régime de la concentration.

Ici, elle ne pouvait se relever que par le capital qui était à créer, à mettre entre les mains des grands propriétaires ruinés. En France, le sol avait pour lui les bras sans nombre auxquels il appartient, c'est-à-dire le Travail qui ne tarit pas, qui ne se ruine pas; une force pour produire, et qui crée, par la vertu de la privation et de l'épargne, cette autre force nommée capital.

En France, au XVIIe siècle, il parut à propos d'encourager officiellement l'industrie et les arts; cela n'était pas nécessaire, soit dans les Pays-Bas, soit parmi les républiques d'Italie qui avaient la passion innée de l'industrie et des arts.

Ainsi vous ne pouvez pas dire que la société doit rester étrangère aux soins économiques, aux soins esthétiques, à la charité, à l'instruction du peuple. On vous répondrait par des faits accablants pris dans les civilisations les plus exemplaires, lesquels ne prouvent pas toutefois que l'État doit faire toutes ces choses partout (ce qui serait la fin de l'individu), mais qu'il peut en faire certaines, çà et là, sans

autres lois que les besoins changeants et indéfinissables dont se compose la vie de chaque société. C'est au Droit à suivre pas à pas la Vie, la disciplinant ou l'exaltant, selon qu'elle fait défaut ou excès.

Non, il n'y a pas là de définition possible. Heureusement qu'une définition scientifique n'est pas nécessaire. Nulle société ne tiendrait ici-bas, si la science lui était indispensable. La science et la vertu sont des transcendances dont les hommes n'éprouvent pas un besoin absolu. Ainsi, en chaque pays, en chaque question on peut faire une part équitable au règlement et à la liberté, sans posséder la philosophie de cette distinction, sans en démêler les éléments supérieurs. C'est merveille de voir comme le train ordinaire des choses, les mesures de gouvernement et la législation elle-même savent se passer d'axiomes et de rigueur scientifique. Ce spectacle est ancien et consolant. Qui est-ce qui sait la théorie de la valeur parmi tant de gens qui font des échanges, et même parmi les économistes, qui n'ont garde de s'entendre sur ce sujet? Quant au législateur, en France, il a fait un code pénal où la raison théorique brille par son absence, où apparaissent gravement des définitions dans le goût que voici : L'infraction que les lois punissent de peines afflictives ou infamantes est un crime. L'infraction qu'elles punissent de peines correctionnelles, est

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