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Le grand principe, le principe dominant auquel aboutissent tous les arguments exposés dans ces pages, est l'importance essentielle et absolue du développement humain dans sa plus riche diversité.

(Wilhelm von Humboldt: De la sphère et des devoirs du gouvernement.)

Je dédie ce volume à la mémoire chérie et pleurée de celle qui fut l'inspiratrice, et en partie l'auteur, de ce qu'il y a de mieux dans mes ouvrages à la mémoire de l'amie et de l'épouse, dont le sens exalté du vrai et du juste fut mon plus vif encouragement, et dont l'approbation fut ma principale récompense.

Comme tout ce que j'ai écrit depuis bien des années, c'est autant son œuvre que la mienne; mais le livre, tel qu'il est, n'a eu qu'à un degré

très-insuffisant l'inestimable avantage d'être revu par elle, quelques-unes des parties les plus importantes ayant été réservées pour un second et plus soigneux examen, qu'elles sont destinées maintenant à ne jamais recevoir. Si j'étais capable d'interpréter la moitié seulement des grandes pensées, des nobles sentiments qui sont ensevelis avec elle, le monde en recueillerait plus de fruit que de tout ce que je puis écrire, sans l'inspiration et l'assistance de sa sagesse presque sans rivale.

Un étranger, le plus grand publiciste de son pays, vient d'aborder la plus grande question théorique de notre temps, celle des droits respectifs de l'Individu et de la Société. C'est de M. J.-S. Mill que

l'on

parle ainsi et de son livre : On Liberty. On croit bien faire de les présenter au public français, avec une véritable admiration et une parfaite liberté de commentaire.

Je trouve à la première page de ce livre la sentence ou plutôt l'invocation que voici :

Le grand principe, le principe dominant au"quel aboutissent tous les arguments exposés dans cet ouvrage, est l'importance essentielle et ab«solue du développement humain dans sa plus riche diversité. » (Guillaume de Humboldt.)

Eh bien! je ne puis croire à ce dogme! Ce n'est

pas chose à proposer aux hommes que de se montrer tels qu'ils sont, que d'apparaître tout entiers.

Si la justice, notre seule fin avouable, était chose multiple et variée, nous aurions chance d'y parvenir par le seul fait d'une dilatation générale de notre être, d'une expansion complète de tout ce que nous sommes mais il y a dans notre loi morale une véritable unité, à ce point que quelques 'préceptes issus du même fond, qu'un seul peutêtre, suffisent à l'exprimer tout entière.

Si notre nature était une en ce sens qu'elle fût purement spirituelle, on pourrait à ce titre encore lui rendre la main et la livrer à tout son essor: l'égarement n'en serait pas à craindre : l'unité de sujet que nous venons de supposer, irait droit à l'unité d'objet que nous avons reconnue. Mais nous sommes corps et âme, égoïsme et sympathie, intelligence et instinct, touchant par tout un côté aux espèces créées que nous laissons derrière nous.....

Quand un être auquel un seul but est permis, porte en lui des impulsions si différentes, si contradictoires, n'est-il pas bien hasardeux de le convier au développement de toute sa nature dans sa plus riche diversité? Pour ma part, je ne vois là nulle appropriation des moyens à l'objet, nulle harmonie de rapports. Encore un peu, et vous direz comme Fourier, que les passions viennent de Dieu et que le devoir vient de l'homme. C'est tout au moins

trop de considération, trop de complaisance pour les penchants très-divers, quelques-uns très-saugrenus, qui persistent avec tant d'éclat au-dessus du singe.

Pensez donc un peu comment la nature, à bonne intention sans doute, a composé son chef-d'œuvre. Elle a mis en nous des instincts qui ont charge de conserver l'individu et l'espèce: or, ces instincts ne sont efficaces que parce qu'ils sont entraînants et impérieux, c'est-à-dire capables de s'emporter, de se pervertir. Ils n'atteignent infailliblement leur but que parce qu'ils ont en eux de quoi le dépasser à outrance. C'est ainsi que les choses sont arrangées, sans que nous y puissions rien, si ce n'est de les comprendre et d'y mettre un certain ordre au moyen des disciplines sociales. Mallebranche, au chapitre des Passions, s'en explique avec force et agrément.

« Le plaisir sensible est le caractère que la na»ture a attaché à l'usage de certaines choses, afin >> que sans avoir la peine de les examiner par la >> raison, nous nous en servissions pour la conser»vation du corps. »

Mais il ne faut pas rechercher ce plaisir hors de propos, et l'abus en est sévèrement admonesté par le même philosophe :

<< Ingrats, dit-il, vous vous servez de la volonté >> immuable de Dieu qui est l'ordre de la nature, » pour arracher de lui des faveurs que vous, ne

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