SCÈNE PREMIÈRE
CLEANTE, TARTUFFE
Oui, tout le monde en parle, et vous m'en pouvez croire. 1185 L'éclat que fait ce bruit n'est point à votre gloire ; Et je vous ai trouvé, Monsieur, fort à propos, Pour vous en dire net ma pensée en deux mots. Je n'examine point à fond ce qu'on expose; Je passe là-dessus, et prends au pis la chose. Supposons que Damis n'en ait pas bien usé, Et que ce soit à tort qu'on vous ait accusé : N'est-il pas d'un chrétien de pardonner l'offense,
Et d'éteindre en son cœur tout désir de vengeance? Et devez-vous souffrir, pour votre démêlé,
Que du logis d'un père un fils soit exilé?
Je vous le dis encore, et parle avec franchise, Il n'est petit ni grand qui ne s'en scandalise; Et si vous m'en croyez, vous pacifierez tout, Et ne pousserez point les affaires à bout. Sacrifiez à Dieu toute votre colère, Et remettez le fils en grâce avec le père.
Hélas! je le voudrois, quant à moi, de bon cœur ; Je ne garde pour lui, Monsieur, aucune aigreur;
Je lui pardonne tout, de rien je ne le blâme, Et voudrois le servir du meilleur de mon âme; Mais l'intérêt du Ciel n'y sauroit consentir, Et s'il rentre céans, c'est à moi d'en sortir. Après son action, qui n'eut jamais d'égale, Le commerce entre nous porteroit du scandale: Dieu sait ce que d'abord tout le monde en croiroit ! A pure politique on me l'imputeroit ;
Et l'on diroit partout que, me sentant coupable, Je feins pour qui m'accuse un zèle charitable, Que mon cœur l'appréhende et veut le ménager, Pour le pouvoir sous main au silence engager.
Vous nous payez ici d'excuses colorées,
Et toutes vos raisons, Monsieur, sont trop tirées. Des intérêts du Ciel pourquoi vous chargez-vous ? Pour punir le coupable a-t-il besoin de nous ? Laissez-lui, laissez-lui le soin de ses vengeances; Ne songez qu'au pardon qu'il prescrit des offenses; Et ne regardez point aux jugements humains, Quand vous suivez du Ciel les ordres souverains. Quoi ? le foible intérêt de ce qu'on pourra croire D'une bonne action empêchera la gloire ? Non, non faisons toujours ce que le Ciel prescrit, Et d'aucun autre soin ne nous brouillons l'esprit.
Je vous ai déjà dit que mon cœur lui pardonne, Et c'est faire, Monsieur, ce que le Ciel ordonne; Mais après le scandale et l'affront d'aujourd'hui, Le Ciel n'ordonne pas que je vive avec lui.
Et vous ordonne-t-il, Monsieur, d'ouvrir l'oreille A ce qu'un pur caprice à son père conseille, Et d'accepter le don qui vous est fait d'un bien Où le droit vous oblige à ne prétendre rien?
Ceux qui me connoîtront n'auront pas la pensée Que ce soit un effet d'une âme intéressée.
Tous les biens de ce monde ont pour moi peu d'appas,
De leur éclat trompeur je ne m'éblouis pas;
Et si je me résous à recevoir du père
Cette donation qu'il a voulu me faire,
Ce n'est, à dire vrai, que parce que je crains
Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains; Qu'il ne trouve des gens qui, l'ayant en partage, En fassent dans le monde un criminel usage, Et ne s'en servent pas, ainsi que j'ai dessein, Pour la gloire du Ciel et le bien du prochain.
Hé, Monsieur, n'ayez point ces délicates craintes, Qui d'un juste héritier peuvent causer les plaintes; 1250 Souffrez, sans vous vouloir embarrasser de rien, Qu'il soit à ses périls possesseur de son bien; Et songez qu'il vaut mieux encor qu'il en mésuse, Que si de l'en frustrer il faut qu'on vous accuse. J'admire seulement que sans confusion
Vous en ayez souffert la proposition;
Car enfin le vrai zèle a-t-il quelque maxime
Qui montre à dépouiller l'héritier légitime ?
Et s'il faut que le Ciel dans votre cœur ait mis Un invincible obstacle à vivre avec Damis,
Ne vaudroit-il pas mieux qu'en personne discrète Vous fissiez de céans une honnête retraite,
Que de souffrir ainsi, contre toute raison,
Qu'on en chasse pour vous le fils de la maison? Croyez-moi, c'est donner de votre prud'homie, Monsieur...
Il est, Monsieur, trois heures et demie : Certain devoir pieux me demande là-haut, Et vous m'excuserez de vous quitter sitôt.
ELMIRE, MARIANE, DORINE, CLEANTE
De grâce, avec nous employez-vous pour elle, Monsieur: son âme souffre une douleur mortelle ; Et l'accord que son père a conclu pour ce soir La fait, à tous moments, entrer en désespoir. Il va venir. Joignons nos efforts, je vous prie, Et tâchons d'ébranler, de force ou d'industrie, Ce malheureux dessein qui nous a tous troublés.
ORGON, ELMIRE, MARIANE, CLEANTE, DORINE
Ha! je me réjouis de vous voir assemblés :
Je porte en ce contrat de quoi vous faire rire,
Et vous savez déjà ce que cela veut dire.
Mon père, au nom du Ciel, qui connoît ma douleur, Et par tout ce qui peut émouvoir votre cœur, Relâchez-vous un peu des droits de la naissance, Et dispensez mes vœux de cette obéissance; Ne me réduisez point, par cette dure loi,
Jusqu'à me plaindre au Ciel de ce que je vous doi, Et cette vie, hélas ! que vous m'avez donnée, Ne me la rendez pas, mon père, infortunée. Si, contre un doux espoir que j'avois pu former, Vous me défendez d'être à ce que j'ose aimer,
Au moins, par vos bontés, qu'à vos genoux j'implore, Sauvez-moi du tourment d'être à ce que j'abhorre,
Et ne me portez point à quelque désespoir, En vous servant sur moi de tout votre pouvoir.
ORGON, se sentant attendrir
Allons, ferme, mon cœur, point de foiblesse humaine.
Vos tendresses pour lui ne me font point de peine; Faites-les éclater, donnez-lui votre bien,
Et, si ce n'est assez, joignez-y tout le mien: J'y consens de bon cœur, et je vous l'abandonne ; Mais au moins n'allez pas jusques à ma personne, Et souffrez qu'un convent dans les austérités Use les tristes jours que le Ciel m'a comptés.
Ah! voilà justement de mes religieuses,
Lorsqu'un père combat leurs flammes amoureuses ! Debout! Plus votre cœur répugne à l'accepter,
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