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"a de plus cher ? Non, mon cher Voltaire, fi je "pouvais prévoir que votre tranfplantation pût " tourner le moins du monde à votre défavantage, › je serais le premier à vous en dissuader. Oui, je "préférerais votre bonheur au plaifir extrême que

j'ai de vous avoir. Mais vous êtes philofophe, je "le fuis de même. Qu'y a-t-il de plus naturel, de " plus fimple, & de plus dans l'ordre, que des phi" lofophes faits pour vivre enfemble, réunis par la , même étude, par le même goût, & par une façon " de penfer femblable, fe donnent cette fatisfaction? "Je vous respecte comme mon maître en éloquence » & en savoir; je vous aime comme un ami vertueux. " Quel esclavage, quel malheur, quel changement, " quelle inconftance de fortune, y a-t-il à craindre " dans un pays où l'on vous eftime autant que dans " votre patrie, & chez un ami qui a un cœur recon

naiffant? Je n'ai point la folle préfomption de " croire que Berlin vaut Paris. Si les richeffes, la "grandeur, la magnificence, font une ville aimable, , nous le cédons à Paris. Si le bon goût, peut,, être plus généralement répandu, se trouve dans ,, un endroit du monde, je fais & je conviens que ,, c'eft à Paris. Mais vous, ne portez-vous pas ce "goût par-tout où vous êtes? Nous avons des , organes qui nous fuffifent pour vous applaudir; " & en fait de fentimens, nous ne le cédons à aucun pays du monde. J'ai refpecté l'amitié qui vous liait , à madame du Châtelet; mais après elle, j'étais un , de vos plus anciens amis. Quoi! parce que vous " vous retirez dans ma maison, il fera dit que cette maison devient une prifon pour vous! Quoi!

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" parce que je fuis votre ami, je ferais votre tyran! " je vous avoue que je n'entends pas cette logique,, là; que je fuis fermement perfuadé que vous ferez , fort heureux ici tant que je vivrai; que vous ferez ,, regardé comme le père des lettres & des gens de "goût; & que vous trouverez en moi toutes les , confolations qu'un homme de votre mérite peut " attendre de quelqu'un qui l'eftime. Bon foir." FREDERIC.

Le roi de Pruffe, après cette lettre, fit demander au roi de France fon agrément par fon ministre; le roi de France le donna. Notre auteur eut à Berlin la croix du mérite, la clef de chambellan, & vingt mille francs de penfion. Cependant il ne quitta jamais fa maifon de Paris; & j'ai vu, par les comptes de M. Delaleu notaire à Paris, qu'il y dépenfait trente mille francs par an. Il était attaché au roi de Pruffe par la plus refpectueuse tendreffe & par la conformité des goûts. Il a dit cent fois que ce monarque était auffi aimable dans la fociété que redoutable à la tête d'une armée; qu'il n'avait jamais fait de foupers plus agréables à Paris, que ceux auxquels ce prince voulait bien l'admettre tous les jours. Son enthoufiafme pour le roi de Pruffe allait jufqu'à la paffion. Il couchait au - deffous de fon appartement, & ne fortait de fa chambre que pour fouper. Le roi compofait en haut des ouvrages de philofophie, d'hiftoire, & de poefie ; & fon favori cultivait en bas les mêmes arts & les mêmes talens. Ils s'envoyaient l'un à l'autre leurs ouvrages. Le monarque pruffien fit à Potfdam fon Hiftoire de Brandebourg, & l'écrivain français y fit le Siècle de

Louis XIV, ayant apporté avec lui tous fes matériaux. Ses jours coulaient ainfi dans un repos animé par des occupations fi agréables. On représentait à Paris fon Orefte & Rome fauvée. Orefte fut joué fur la fin de 1749, & Rome fauvée en 1750.

Ces deux pièces font abfolument fans intrigue d'amour, ainfi que Mérope & la Mort de Céfar. Il aurait voulu purger le théâtre de tout ce qui n'est point paffion & aventure tragique. Il regardait Elecre amoureuse comme un monftre orné de rubans fales; & il a manifefté ce fentiment dans plus d'un ouvrage.

Nous avons retrouvé une lettre en vers au roi de Pruffe, en lui envoyant le manufcrit d'Orefte.

Grand juge & grand fefeur de vers,
Lifez cette œuvre dramatique,
Ce croquis de la fcène antique
Que des Grecs le pinceau tragique
Fit admirer à l'univers ;
Jugez fi l'ardeur amoureuse

D'une Electre de quarante ans,
Doit, dans de tels événemens
Etaler les beaux fentimens
D'une héroïne doucereufe,
En maffacrant fes chers parens
D'une main peu respectueuse.

Une princeffe en fon printemps,
Qui furtout n'aurait rien à faire,
Pourrait avoir par paffe-temps
A fes pieds un ou deux amans,
Et les tromper avec mystère ;

Mais la fille d'Agamemnon
N'eut dans la tête d'autre affaire
Que d'être digne de fon nom,
Et de venger le roi fon père;
Et j'eftime encor que fon frère
Ne doit point être un Céladon:
Ce héros fort atrabilaire
N'était point né fur le Lignon.
Apprenez-moi, mon Apollon,
Si j'ai tort d'être fi févère,

Et lequel des deux doit vous plaire
De Sophocle ou de Crébillon.
Sophocle peut avoir raison,

Et laiffer des torts à Voltaire.

Il faut avouer que rien n'était plus doux que cette vie, & que rien ne fefait plus d'honneur à la philofophie & aux belles-lettres. Ce bonheur aurait été plus durable, & n'aurait point fait place enfin à un bonheur encore plus grand, fans une malheureuse difpute de phyfique - mathématique, élevée entre Maupertuis, qui était auffi auprès du roi de Prusse, & Koenig, bibliothécaire de madame la princeffe d'Orange à la Haye. Cette querelle était une fuite de celle qui divifa long-temps les mathématiciens fur les forces vives & les forces mortes. On ne peut nier qu'il n'entre dans tout cela un peu de charlatanifme, ainfi qu'en théologie & en médecine. La question était au fond très-frivole; puifque de quelque manière qu'on l'embrouille, on finit toujours par trouver les mêmes formules de calcul. Les efprits s'aigrirent; Maupertuis fit condamner Koenig en 1752, par l'académie de Berlin où il dominait, comme s'étant

appuyé d'une lettre de feu Leibnitz, fans pouvoir produire l'original de cette lettre, que pourtant M. Wolf avait vue. Il fit plus; il écrivit à madame la princeffe d'Orange pour la prier d'ôter à Koenig la place de fon bibliothécaire, & le déféra au roi de Pruffe comme un homme qui lui avait manqué de refpect. Voltaire qui avait paffé deux années entières avec Koenig à Cirey, & qui était fon ami intime, crut devoir prendre hautement le parti de fon ami.

La querelle s'envenima ; l'étude de la philofophie dégénéra en cabale & en faction. Maupertuis eut soin de répandre à la cour, qu'un jour le général Manflein étant dans la chambre de Voltaire, où celui-ci mettait en français les Mémoires fur la Ruffie, compofes par cet officier, le roi lui envoya une pièce de vers de fa façon à examiner, & que Voltaire dit à Manftein: Mon ami, à une autre fois. Voilà le roi qui m'envoie fon linge fale à blanchir ; je blanchirai le vôtre enfuite. Un mot fuffit quelquefois pour perdre un homme à la cour. Maupertuis lui imputa ce mot & le perdit.

Précisément dans ce temps-là même, Maupertuis fefait imprimer fes Lettres philofophiques fort fingulières, dans lefquelles il propofait de bâtir une ville latine; d'aller faire des découvertes droit au pôle par mer; de percer un trou jufqu'au centre de la terre; d'aller au détroit de Magellan difféquer des cervelles de Patagons, pour connaître la nature de l'ame; d'enduire tous les malades de poix -réfine, pour arrêter le danger de la transpiration, & furtout de ne point payer le médecin.

M. de Voltaire releva ces idées philofophiques avec toutes les railleries auxquelles on donnait fi beau jeu,

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