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naturelle avec l'habitude qu'elle a au péché où elle a vécu, l'ont réduite dans l'impuissance d'arriver à la félicité qu'elle désire, elle implore de sa miséricorde les moyens d'arriver à lui, de s'attacher à lui, d'y adhérer éternellement. Toute occupée de cette beauté si ancienne et si nouvelle pour elle, elle sent que tous ses mouvements doivent se porter vers cet objet; elle comprend qu'elle ne doit plus penser ici-bas qu'à adorer Dieu comme créature, lui rendre grâces comme redevable, lui satisfaire comme coupable, le prier comme indigente 3 jusqu'à ce qu'elle n'ait plus qu'à le voir, l'aimer, le louer dans l'éternité. »

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Ces deux exemples montrent surabondamment dans quel état est encore le texte des écrits posthumes de Pascal que Bossut a publiés. Nous pourrions exercer la même critique sur d'autres morceaux, par exemple sur la belle lettre à M. Lepailleur, et sur celle à M. le président Ribeyre. Mais nous avons voulu seulement recommender ici l'étude de nos manuscrits à ceux qui s'intéressent aux choses de Port-Royal, et particulièrement aux amateurs de notre grande langue du xvIIe siècle, dont Pascal est un des modèles les plus accomplis.

1. Après éternellement viennent plusieurs lignes de points. Bossut a mis à leur place cette phrase: « Toute occupée de cette beauté, si ancienne et si nouvelle pour elle (Platon, que Bossut imite aussi bien qu'il supplée Pascal, a bien parlé d'une beauté toujours ancienne et toujours nouvelle; mais qu'est-ce qu'une beauté si ancienne et si nouvelle ?), elle sent que tous ses mouvements doivent se porter vers cet objet.

2. Au lieu de ces mots : Elle comprend qu'elle ne doit penser ici-bas qu'à adorer Dieu, les mss. disent tout simplement: Ainsi elle reconnoit qu'elle doit adorer Dieu.

3. Toute cette fin: Jusqu'à ce qu'elle n'ait plus qu'à le voir, etc., est de la main de Bossut. Il n'y a pas même dans les mss. la marque d'une lacune.

FRAGMENT INÉDIT DE PASCAL SUR L'AMOUR.

De toutes les découvertes grandes ou petites que nous avons pu faire sur Pascal, voici, sans contredit, la plus inattendue. Il ne s'agit plus de lettres mystiques adressées à ses deux sœurs ou à mademoiselle de Roannez, ni de quelques lignes destinées à une nouvelle provinciale, ni de variantes précieuses de morceaux déjà célèbres, ni de nouveaux débris du grand livre des Pensées, enfin de quelque ouvrage de la dernière époque de la vie de Pascal, de cette époque aujourd'hui bien connue où il répudie la raison comme imbécile, et avec elle toute morale et toute religion naturelle, rejette la distinction du juste et de l'injuste, ainsi que les preuves les plus vieilles et les plus autorisées. de l'existence de Dieu, appelle le mariage une sorte de déicide, et pour nous faire croire nous veut abêtir. Nous venons aujourd'hui éclaircir une toute autre époque de cette vie si tôt dévorée nous venons tirer de l'oubli un écrit d'un caractère bien différent, et dont le sujet semble plutôt emprunté à l'hôtel de Rambouillet qu'à Port-Royal.

Quel est donc ce sujet? - L'amour.

Oui, l'amour! et non pas l'amour divin, mais l'amour humain, avec le cortége de ses grandeurs et de ses misères. Tel est bien le sujet sur lequel Pascal a composé un discours à la manière de ceux du Banquet, mais d'un platonisme fort tempéré, et où respire la liberté décente d'un philosophe et d'un homme du monde.

Il y a plus ce singulier ouvrage contient jusqu'à des

préceptes sur l'art d'aimer, très différents, il est vrai, de ceux d'Ovide, mais qui dans leur délicatesse même n'expriment pas une médiocre expérience.

Vous dirai-je toute ma pensée? En plus d'un endroit je crois sentir comme les battements d'un cœur encore troublé; et dans l'émotion chaste et tendre avec laquelle l'auteur peint le charme de ce qu'il appelle une haute amitié je crois surprendre l'écho secret et la révélation involontaire d'une affection que Pascal aurait éprouvée pour une personne du grand monde. On ne parle point ainsi d'un sentiment aussi particulier, quand on ne l'a pas eu dans le cœur. Conçoit-on d'ailleurs un homme comme Pascal s'amusant à disserter sur l'amour pour faire parade de bel esprit? Pascal n'a jamais écrit que sous l'empire d'un sentiment irrésistible, qu'il soulageait en l'exprimant. C'est l'homme, en lui, qui suscite et soutient l'écrivain. Ou je me trompe fort, ou ce discours trahit dans la vie intime de Pascal un mystère qui peut-être ne sera jamais entièrement expliqué.

Vous voilà bien surpris je ne l'ai pas été moins, lorsqu'au milieu d'obscurs manuscrits cet éclatant fragment m'apparut comme une vision extraordinaire. Je crus rêver, et je me demandai si ces pages étaient bien du pénitent de M. Singlin, de l'auteur des Provinciales et des Pensées. Mais le doute était-il permis? N'est-ce pas là sa manière ardente et altière, tant d'esprit et tant de passion, ce parler si fin et si grand, cet accent que je reconnaîtrais entre mille? A ce trait piquant et quelque peu recherché vous soupçonneriez Saint-Evremond ou La Bruyère; mais tout à côté ce coup de pinceau énergique et le ton de la phrase entière vous désabusent.

Et puis ce n'est pas là une simple conjecture de mon es

liés avec

prit. D'autres avant moi, au xvn siècle, des gens Port-Royal, qui connaissaient Pascal et sa famille, les Bénédictins lui ont attribué ce fragment. Ceci m'amène à vous dire où et comment je l'ai trouvé.

En parcourant le volumineux catalogue des manuscrits français de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, je rencontrai au tome xr l'indication d'un manuscrit in-4°, coté no 74, contenant, selon le catalogue, des écrits de Nicole, de Pascal et de Saint-Evremond. Soigneux de ne négliger aucun indice, je voulus examiner ce manuscrit. Il porte au dos Nicole. De la Gráce. Autre pièce manuscrite. Sur la première page est la table des écrits que cet in-40 renferme : Système de M. Nicole sur la Gráce. Si la dispute sur la Gráce universelle n'est qu'une dispute de nom. Discours sur les passions de l'amour, de M. Pascal. Lettre de M. de Saint-Evremond sur la dévotion feinte. Introduction à la Chaire. A la vue de ce titre : Discours sur les passions de l'amour, de M. Pascal, vous comprenez que je cherchai bien vite au milieu du volume; j'y trouvai le même titre avec cette légère variante: Discours sur les passions de l'Amour. On l'attribue à M. Pascal.

Jugez à quel point ma curiosité fut excitée. Ce discours avait une vingtaine de pages; si donc il était authentique, c'était le plus étendu de tous les morceaux inédits de Pascal que j'eusse encore rencontrés. Ajoutez le prodigieux intérêt de la matière! Dès les premières lignes, je sentis Pascal, et ma conviction s'accrut à mesure que j'avançais. Les preuves surabondent pour quiconque a eu un commerce intime avec l'auteur des Pensées. Ce discours est inachevé. C'est une copie, et même, comme on le verra, une copie assez défectueuse. Probablement cet écrit n'était pas destiné au public, et la dernière main n'y a pas été

mise; mais on reconnaît partout celle de Pascal, l'esprit géométrique qui ne l'abandonne jamais, ses idées favorites, et jusqu'à ses mots d'habitude, sa distinction si vraie du raisonnement et du sentiment, et bien d'autres choses semblables qui se retrouvent à chaque pas dans les Pensées.

Veut-on une preuve presque matérielle? On lit dans ce fragment la phrase suivante : « Il y a de deux sortes d'esprits, l'un géométrique et l'autre qu'on peut appeler de finesse.» N'est-ce pas là la pensée développée au paragraphe 2 de l'article 10, première partie de l'édition de Bossut? Et ailleurs : « A mesure que l'on a plus d'esprit, l'on trouve plus de beautés originales. » C'est pour la beauté ce qui est dit des hommes en général dans le paragraphe 1er de ce même article 10. Mêmes pensées et mêmes termes, même esprit, même manière.

Reste à savoir comment on peut placer dans Pascal la disposition d'esprit et de cœur qui lui aura inspiré un pareil discours. Tel est le problème qu'il s'agit de résoudre.

On ne voit ordinairement que deux hommes dans Pascal, le savant qui se consume en travaux immortels, et le solitaire de Port-Royal écrivant les Provinciales et préparant les Pensées. Mais il y en a un troisième encore, l'homme du monde, qui, sans tomber dans le déréglement, a pourtant vécu de la vie commune, suivi le train ordinaire, participé à nos goûts et à nos passions. Voilà ce qu'on peut établir avec la dernière exactitude.

Sorti d'une famille respectable, entouré des meilleurs exemples, Pascal avait reçu le fonds commun des croyances religieuses de tous les honnêtes gens de son temps, et si ces croyances sommeillèrent quelquefois en lui, elles ne s'étei

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