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n'avoient pu atteindre est rempli par une jeune Reine, dans laquelle se rencontrent ensemble l'avantage de l'expérience avec la tendresse de l'âge, le loisir de l'étude avec l'occupation d'une royale naissance, et l'éminence de la science avec la foiblesse du sexe. C'est Votre Majesté, Madame, qui fournit à l'univers cet unique exemple qui lui manquoit. C'est elle en qui la puissance est dispensée par les lumières de la science et la science relevée par l'éclat de l'autorité. C'est cette union si merveilleuse, qui fait que comme Votre Majesté ne voit rien qui soit au-dessous de sa puissance, elle ne voit rien aussi qui soit au-dessus de son esprit, et qu'elle sera l'admiration de tous les siècles1. Régnez donc, incomparable princesse, d'une manière toute nouvelle; que votre génie vous assujétisse tout ce qui n'est pas soumis à vos armes; régnez par le droit de la naissance, par 2 une longue suite d'années, sur tant de triomphantes provinces; mais régnez toujours par la force de votre mérite sur toute l'étendue de la terre. Pour moi, n'étant pas né sous le premier de vos empires, je veux que tout le monde sache que je fais gloire de vivre sous le second; et c'est pour le témoigner que j'ose lever mes yeux jusqu'à ma Reine, en lui donnant cette première preuve de ma dépendance.

Voilà, Madame, ce qui me porte à faire à Votre Majesté ce présent quoique indigne d'elle. Ma foiblesse n'a pas ar

1. Oratoire « de tous les siècles qui l'ont précédée. » Cette addition est évidemment absurde. Recueil de Marguerite Périer: «De tous les siècles qui l'ont précédée et qui la suivront,comme elle a été l'ouvrage de tous les siècles qui l'ont précédée. » La vraie leçon doit être : «qu'elle sera l'admiration de tous les siècles qui la suivront comme elle a été l'ouvrage de tous les siècles qui l'ont précédée. » Cette leçon est précisément celle du ms. de la Mazarine, p. 418, et du ms. de la Bibl. r. 397, p. 343.

2. Les quatre manuscrits avec raison : durant.

rété1 mon ambition. Je me suis figuré qu'encore que le seul nom de Votre Majesté semble éloigner d'elle tout ce qui lui est disproportionné, elle ne rejette pas néanmoins tout ce qui lui est inférieur; autrement sa grandeur seroit sans hommages et sa gloire sans éloges. Elle se contente de recevoir un grand effort d'esprit sans exiger qu'il soit l'effort d'un esprit grand comme le sien. C'est par cette condescendance qu'elle daigne entrer en communication avec le reste des hommes; et toutes ces considérations jointes me font lui protester avec toute la soumission dont l'un des plus grands admirateurs de ses héroïques qualités est capable, que je ne souhaite rien avec tant d'ardeur que de pouvoir être adopté2, Madame, de Votre Majesté, pour son très-humble, très-obéissant et très-fidèle serviteur.

BLAISE PASCAL.

RÉPONSE DE M. BOURDELOT A M. PASCAL.

<< Monsieur,

« Vous écrivez merveilleusement bien pour un philosophe et pour un homme qui voit que le courrier va partir. Il faut avoir un esprit comme le vôtre et que rien n'étonne. Sa Majesté a lu votre lettre; vous vouliez bien que je la lui montrasse, puisqu'elle parloit tant d'elle. La Reine se trouve bien louée de ce que vous m'avez écrit qui la regarde, et moi je me trouve trop loué. Je ne suis pas d'une si haute exaltation que vous dites; l'amitié que vous avez pour moi

1. Les quatre manuscrits: étonné. On reconnaît ici le futur auteur de cette phrase: L'éternité des choses doit étonner notre petite durée, plus haut, p. 308.

2. Adopté est bien ambitieux. Les quatre manuscrits: avoué.

doit avoir aliéné vos sentiments. Les miens seront pour vous éternellement les mêmes. Je les ai fait savoir à la Reine, et toute la terre en sera instruite. Vous êtes l'esprit le plus net et le plus pénétrant que j'aie jamais vu. Avec l'assiduité que vous avez au travail, vous passerez également les anciens et les modernes, et laisserez à ceux qui vous suivront une merveilleuse facilité d'apprendre. Vous êtes l'ennemi déclaré de la vaine gloire, du galimatias et des énigmes, et quand vous parlez vous inspirez des connoissances avec tant de douceur que l'esprit a plaisir de les suivre, et déteste en un moment les opinions qu'il avoit contraires aux vôtres. Je hais les sentiments violents qui s'impriment dans l'imagination à force de chicaneries et de sophismes. Ce sont des séductions dont l'àme fait une abjuration avec grande joie, dès qu'elle s'aperçoit qu'elle a été trompée. Vous êtes un de ces génies que la Reine cherche; elle aime la clarté dans les raisonnements, des preuves solides mieux appuyées que sur des vraisemblances. Elle sera bien aise de voir votre machine et votre discours n'y mêlez aucun faux dogme. A l'estime qu'elle a pour vous, elle seroit pour le croire; mais j'ai peur d'une chose qui ne peut arriver: vous êtes l'infaillible avec la même certitude que je suis, et avec laquelle je vous proteste d'être, Monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur à jamais.

:

BOURDELOT.>>

(J'ai copié cette lettre sur l'original qui est dans la biblio.. thèque des RR. PP. de l'oratoire de Clermont.)

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Les auteurs de tous nos manuscrits déclarent qu'ils ont copié ce fragment sur les papiers de Mile Périer, en laissant les lacunes qu'ils ont trouvées et que nos manuscrits représentent; il est donc vraisemblable ou plutôt il est certain que c'est Bossut qui a rempli, comme il lui a plu, ces lacunes; car il n'a pas eu d'autres manuscrits que les nôtres, et il a dù travailler, sans qu'il le dise, sur le manuscrit no 397.

« La première chose que Dieu inspire à l'âme qu'il daigne toucher véritablement, est une connoissance et une vue tout extraordinaire par laquelle l'âme considère les choses et elle-même d'une façon toute nouvelle.

Cette nouvelle lumière lui donne de la crainte, et lui apporte un trouble qui traverse le repos qu'elle trouvoit dans les choses qui faisoient ses délices.

Elle ne peut plus goûter avec tranquillité les objets' qui la charmoient. Un scrupule continuel la combat dans cette jouissance, et cette vue intérieure ne lui fait plus trouver cette douceur accoutumée parmi les choses où elle s'abandonnoit avec une pleine effusion de cœur2.

Mais elle trouve encore plus d'amertume dans les

1. Il y a dans tous nos manuscrits: « les choses qui la charmoient. >> Mais l'éditeur géomètre du XVIe siècle, l'écrivain formé à l'école de d'Alembert et de Condillac, voyant que le mot choses est dans les paragraphes précédents et à la fin de celui-ci, le supprime en cet endroit et le remplace par celui d'objets, tombant ainsi lui-même dans une sorte d'incorrection; car on peut bien dire goûter des choses, mais on ne dit guères goûter des objets. Mieux vaut une répétition qu'un terme inexact.

2. Tous nos manuscrits: une pleine effusion de son cœur.

exercices de piété que dans les vanités du monde. D'une part, la vanite' des objets visibles la touche plus que l'espérance des invisibles; et de l'autre, la solidité des invisibles la touche plus que la vanité des visibles. Et ainsi, la présence des uns et l'absence des autres excite son aversion; de sorte qu'il naît dans elle un desordre et une confusion quelle a peine à déméler, mais qui est la suite d'anciennes impressions longtemps senties, et des nouvelles qu'elle éprouve. Elle considère les choses périssables comme périssantes et même déjà péries1; et à la vue certaine de l'anéantissement de tout ce qu'elle aime, elle s'effraie dans cette considération, en voyant que chaque instant lui arrache la jouissance de son bien, et que ce qui est le plus cher s'écoule à tout moment, et qu'enfin un

1. C'est une absurdité que Bossut prête à l'âme convertie. Lisez avec tous nos manuscrits: La présence des objets visibles la touche plus que l'espérance des invisibles.

2. Cette phrase est inintelligible. Comment la présence des biens visibles et l'absence des invisibles peuvent-elles produire l'aversion? La présence des uns, quoique vains, doit attirer l'àme; la solidité des autres, quoique absents, doit l'attirer en sens contraire: de sorte que son affection disputée ne sait où se prendre. C'est ce que dit Pascal dans nos manuscrits : « Et ainsi la présence des uns et la solidité des autres disputent son affection.» Et il ajoute: «et la vanité des uns et l'absence des autres excitent son aversion. » Bossut en confondant ces deux phrases a gâté et détruit le texte vrai.

3. Dans nos manuscrits, la phrase reste suspendue après « un désordre et une confusion que.....» Il paraît que c'est Bossut qui, pour combler cette lacune, a imaginé et attribué à Pascal cette fin: qu'elle a peine à déméler, mais qui est la suite d'anciennes impressions longtemps senties, et des nouvelles qu'elle éprouve.

4. Vrai style de Pascal. Il dit ailleurs, lettre sur la mort de son père, plus haut, p. 421: «Ne considérons plus son âme comme périe, » Lotte seule phrase suffirait pour nous faire affirmer que ce fragment est de Pascal, quoique l'abbé Guerrier dise, avec les autres copistes, qu'il ne sait de qui est cet écrit. »>

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