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scepticisme un peu hypocrite qui ébranle toutes les vérités naturelles pour asseoir sur leur ruine la vérité révélée, comme si la vérité était contraire à la vérité, et qui met en avant le doute pour conduire par un détour au dogmatisme le plus absolu. Pascal appartient à cette école; lui aussi il a pour principe que le pyrrhonisme est le vrai1; et bien d'autres déclarations de la même sorte, dont on voyait déjà quelque ombre dans les anciennes éditions, paraissent aujourd'hui à découvert dans les fragments nouveaux que nous avons publiés. Pascal, comme Huet, combat Descartes; mais, comme Huet encore, c'est la philosophie même qu'il poursuit dans la philosophie cartésienne. Il est sceptique comme lui, et comme lui il se propose de conduire l'homme à la foi par la route du scepticisme. On eût fort étonné cet inflexible adversaire des jésuites, si on lui eût montré que toute son entreprise était celle de la Société. Mais ce qui, chez les jésuites, était habileté et calcul, est dans Pascal l'état vrai de cette intelligence si forte, mais jeune, inexpérimentée, ardente et extrême. Même à part son génie, aux yeux de tout ami de l'humanité, Pascal est sacré par sa sincérité, par sa droiture, par les angoisses de sa pensée et de son âme; mais, il faut le dire aujourd'hui : jamais homme ne s'est plus contredit. En vérité, c'était bien la peine de défendre contre les jésuites et contre Rome, au nom de la liberté de la pensée, une erreur manifeste, à savoir la doctrine janséniste de la grâce poussée presque jusqu'à l'exagération de Luther et de Calvin 2, pour sacrifier ensuite et la liberté de penser et la puissance légitime de la raison aux pieds

1. Rapport, 2o partie, etc.

2. Voyez plus bas la Préface de la seconde édition.

de ces mêmes jésuites! O inconséquence de la passion! L'auteur des Provinciales est le héraut de l'esprit nouveau, et l'auteur des Pensées en est l'adversaire! Aussi est-ce surtout aux Provinciales que le nom de Pascal demeure attaché; c'est de là, c'est du courage avec lequel il prit en main une cause, bonne ou mauvaise en soi, mais injustement opprimée, c'est de la mâle conviction qu'il opposa à ce scepticisme déguisé qui s'appelait le probabilisme, c'est précisément de ce dogmatisme admirable du sens commun et de la vertu que Pascal tire sa popularité. Le livre des Pensées, qui n'est point achevé et qu'il ne publia pas lui-même, jeta incomparablement moins d'éclat. N'estce pas une remarque frappante et bien digne d'être méditée par tous les esprits sincères, qu'aucun des grands docteurs du xvII° siècle n'ait loué les Pensées ? Pascal n'entraîna personne dans la route où il s'était imprudemment engagé. En dépit de ses sarcasmes contre Descartes et contre la philosophie, en dépit de son apologie du pyrrhonisme, en dépit des arrêts du conseil et des lettres de cachet qui tombaient de toutes parts sur les partisans de la philosophie nouvelle, tout le xvi° siècle a été cartésien, pieux tout ensemble et philosophe, amateur de la raison et respectueux envers la foi.

Contre Pascal nous pouvons invoquer d'abord PortRoyal, qui n'a cessé d'être sagement favorable à Descartes et à la philosophie'. La Logique est toute pénétrée de cartésianisme et respire l'esprit nouveau 2. Nicole a rassemblé

1. La Préface de la seconde édition confirme à la fois et modifie ce jugement.

2. La Logique se prononce très vivement contre le pyrrhonisme et contre Montaigne. Premier discours, elle combat avec force la maxime qu'il n'y a rien dans l'entendement qui n'ait d'abord été dans les sens. Le chapitre premier de la 1re partie est une défense de Descartes con

soigneusement et présenté avec une entière confiance tous ces arguments en faveur de l'existence de Dieu et de l'immortalité de l'âme qui paraissaient si méprisables à Pascal'. Arnauld commence sa carrière par une défense solide et judicieuse des Méditations 2, et, dans sa vieillesse, il les défend encore et contre l'autorité égarée et contre Male

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tre Gassendi et contre Hobbes. La 4o partie, de la méthode, est presque tout entière empruntée à Descartes, à ses ouvrages imprimés et même à un Traité manuscrit qui est incontestablement le Traité des règles pour conduire notre esprit dans la recherche de la vérité, inséré en latin dans les Opera posthuma Cartesii, Amsterdam, 1711, et traduit pour la première fois en français, dans le tome XI de notre édition.

1. Discours contenant en abrégé les preuves naturelles de l'existence de Dieu et de l'immortalité de l'âme : « Je suis persuadé que les preuves naturelles ne laissent pas d'être solides et proportionnées à certains esprits; elles ne sont pas à négliger. Il y en a d'abstraites et de métaphysiques, comme j'ai dit, et je ne vois pas qu'il soit raisonnable de prendre plaisir à les décrier... Quelqu'efforts que fassent les athées pour effacer l'impression que la vue de ce grand monde forme naturellement dans tous les hommes, qu'il y a un Dieu qui en est l'auteur, il ne sauroit l'étouffer entièrement, tant elle a des racines fortes et profondes dans notre esprit... La raison n'a qu'à suivre son instinct naturel pour se persuader qu'il y a un Dieu. » Traité de la foiblesse de l'Homme « On avoit philosophé trois mille ans durant sur divers principes; il s'élève dans un coin de la terre un homme qui change toute la face de la philosophie et qui prétend faire voir que tous ceux qui sont venus avant lui n'ont rien entendu dans les principes de la nature. Et ce ne sont pas seulement de vaines promesses, car il faut avouer que le nouveau venu donne plus de lumière sur la connoissance des choses naturelles que tous les autres ensemble n'en avoient donné. » 2. Voyez parmi les objections aux Méditations cet écrit d'Aruauld, dont Descartes se montra si satisfait. C'est le premier écrit connu d'Arnauld, car il doit avoir été composé avant la publication mème des Méditations, qui est de 1641, et par conséquent plusieurs années avant le Traité de la fréquente Communion, qui est de 1643.

3. On peut voir dans les FRAGMENTS DE PHILOSOPHIE MODERNE, un mémoire d'Arnauld, destiné à prévenir l'arrêt contre le cartésianisme, arrèt sollicité du parlement de Paris par la faculté de théologie, et dé

branche. Dans sa longue polémique avec l'auteur de la Recherche de la vérité, Arnauld s'appuie constamment sur la raison dans l'ordre des vérités naturelles; il se plaint que son illustre antagoniste a recours, par un cercle vicieux manifeste, à la révélation pour prouver l'existence de ce monde. A chaque ligne de cette grande polémique éclate

tourné par l'Arrêt burlesque de Boileau, et peut-être aussi par cet excellent mémoire qui doit avoir été écrit vers 1675.

1. Des vraies et des fausses idées, Cologne, 1683. Voyez particulièrement le chapitre xxiv, où Arnauld soutient contre Malebranche la clarté de la notion de l'âme, d'après les principes de Descartes; et les chapitres xxv et xxvi, où il prend de nouveau la défense de la preuve cartésienne de l'existence de Dieu par l'idée de la perfection, contre les instances de Gassendi, et contre les interprétations détournées de Malebranche. Enfin, en 1692, Arnauld n'hésite pas à exprimer sur le livre tant vanté de Huet une opinion qui est entièrement la nôtre. « Je ne sais pas ce qu'on peut trouver de bon dans le livre de M. Huet contre M. Descartes, si ce n'est le latin; car je n'ai jamais vu de si chétif livre pour ce qui est de la justesse d'esprit et de la solidité du raisonnement. C'est renverser la religion que d'outrer le pyrrhonisme autant qu'il fait. Car la foi est fondée sur la révélation, dont nous devons être assurés par la connoissance de certains faits. Il n'y a donc point de faits humains qui ne soient incertains, s'il n'y a rien sur quoi la foi puisse ètre appuyée. Or, que peut tenir pour certain et pour évident celui qui soutient que cette proposition, je pense, donc je suis, n'est pas évidente, et qui préfère les sceptiques à M. Descartes, en ce que ce dernier ayant commencé à douter de tout ce qui pouvoit paroître n'être pas tout à fait clair, a cessé de douter, quand il en est venu à faire cette réflexion sur lui-même : cogito, ergo sum? au lieu, dit M. Huet, que les sceptiques ne se sont point arrêtés là, et qu'ils ont prétendu que cela même étoit incertain et pouvoit ètre faux; ce qui a été regardé par saint Augustin, aussi bien que par M. Descartes, comme la plus grande de toutes les absurdités; parce qu'il n'y a rien certainement dont nous puissions moins douter que de cela. Il y a cent autres égarements dans le livre de M. Huet; mais celui-là est le plus grossier de tous. » Lettres d'Arnauld, t. IIIe. Voyez aussi un passage de la lettre DCCCXXX, sur le même sujet. Rapprochez ce passage sur Nicole et Arnauld de ceux de la Préface de la seconde édition.

2. Des vraies et des fausses idées, p. 324 et 333.

la confiance d'Arnauld dans la raison humaine. Quand donc Pascal nous attaque, nous pouvons lui opposer ses amis et ses maîtres, Nicole et Arnauld.

Il en faut dire autant de toute l'église de France. Je ne suis point surpris que Bossuet ni Fénelon n'aient jamais cité les Pensées; car les principes de ces deux grands hommes et ceux de Pascal sont inconciliables. Il faut choisir entre eux et Pascal. Celui-ci est ennemi du cartésianisme, et n'estime pas que toute la philosophie vaille une heure de peine. Fénelon et Bossuet ont étudié dès leur première jeunesse, et n'ont cessé de cultiver pendant toute leur vie et jusqu'à leurs derniers moments, la philosophie. Tous deux, loin de se faire une arme du scepticisme, le combattent partout; partout ils témoignent d'une admiration mesurée pour Descartes; ils en admettent l'esprit général et la méthode. Le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, le Traité du libre arbitre, celui de l'existence de Dieu, sont des livres admirables, où toutes les grandes vérités, et singulièrement celle de la divine providence, sont établies au nom de la raison et sur le fondement même des Méditations. Bossuet et Fénelon s'y déclarent ouvertement contre la maxime péripatéticienne et jésuitique tant célébrée par Huet: Il n'y a rien dans l'entendement qui n'y ait été introduit par la voie des sens, et contre cette autre maxime de la Compagnie, que toute certitude se réduit à la simple probabilité. Ils sont tous deux pour Platon contre Aristote; ils sont donc pour Descartes contre ses adversaires. Le Traité de l'existence de Dieu admet pleinement le doute méthodique, le je pense, donc je suis, et la démonstration de l'existence de Dieu par l'idée de la perfection. Fénelon suit Descartes jusque dans son

1. Seconde partie : Démonstration de l'existence et des attributs de

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