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son moindre défaut, car ces copies sont en général fidèles. Mais, chose étrange, Bossut, qui, en comparant l'édition de 1670 avec les deux copies manuscrites, pouvait en reconnaître du premier coup d'œil les différences et rétablir les leçons véritables, a maintenu toutes les altérations. Il y a plus les pensées de la première édition qui ne sont ni dans le manuscrit autographe ni dans les deux copies, Bossut les conserve sans se douter ou du moins sans avertir qu'elles n'y sont pas, et sans dire par quel motif il les conserve. Le seul mérite de l'édition de 1779 est d'avoir réuni tous les fragments qui avaient paru depuis 1670, et d'avoir tiré de divers endroits, que Bossut n'indique jamais, plusieurs pensées nouvelles, quelques morceaux étendus et achevés dont la source demeure inconnue, et les petits écrits qui sont à la fin de l'une des copies que la Bibliothèque royale doit à M. Guerrier de Besance. Depuis, toutes les éditions n'ont fait que reproduire celle de Bossut, et la critique du texte de Pascal, de ce texte tout aussi digne d'étude que celui de Platon ou de Tacite, est encore à entreprendre. C'est ce travail ingrat mais utile que nous avons essayé, et dont nous allons offrir un échantillon à l'Académie.

Nous diviserons ce rapport en trois parties:

1. Nous examinerons les pensées contenues dans les deux éditions de Port-Royal et de Bossut et qui ne sont pas dans le manuscrit autographe; nous en rechercherons les sources et la forme primitive.

2o Une fois renfermés dans les Pensées proprement dites, celles qui se trouvent à la fois et dans les éditions et dans le manuscrit, nous comparerons les leçons des éditions avec celles du manuscrit, et nous ferons reparaître cette vivacité et cette originalité de langage que la prudence et le goût

sévère, mais un peu timide, de Port-Royal ont presque toujours effacées.

3o Après avoir ôté aux Pensées un très grand nombre de morceaux étrangers, en retour nous leur rendrons et nous publierons pour la première fois plusieurs fragments remarquables qui leur appartiennent et que nous fournira le manuscrit.

PREMIÈRE PARTIE

Des morceaux insérés dans les éditions des Pensées qui sont étrangers à cet ouvrage et ne se trouvent point dans le manuscrit original.

Des sources et de la forme primitive de ces divers morceaux.

Le point fixe dont nous partons, le principe sur lequel reposent toutes nos recherches, c'est que par Pensées de Pascal il ne faut pas entendre les pensées de toute espèce qu'il est possible de tirer de ses différents ouvrages, imprimés ou manuscrits, composés à des époques différentes de sa vie, sur des sujets différents et sous des formes différentes. Encore bien moins faut-il entendre par là les maximes que sa famille ou ses amis se sont plu à recueillir soit de ses lettres confidentielles, soit de ses conversations. Sous le nom de Pensées de Pascal on a toujours compris et on comprend encore les notes que, dans ses dernières années, Pascal déposait d'intervalle en intervalle sur le papier, pour lui être des souvenirs et des matériaux utiles dans la composition de sa nouvelle Apologie de la religion chrétienne'. Tel est le sens vrai et unique des Pensées :

1. Madame Périer, dans la Vie de Pascal : « La dernière année de son travail a été tout employée à recueillir diverses pensées sur ce sujet. »

c'est celui que sa famille et ses amis leur ont donné d'abord', et qu'elles doivent retenir pour garder leur caractère et l'intérêt douloureux qui s'attache aux dernières idées d'un homme de génie. Pascal à demi mourant développa un jour à ses amis le but et même le plan de l'ouvrage qu'il méditait 2: ce sont les fragments inachevés de cet ouvrage, ou plutôt les matériaux amassés pour servir un jour à sa composition, qui ont été appelés les Pensées. Sans doute, à la réflexion, Pascal aurait supprimé beaucoup de ces notes écrites à la hâte; il les assemblait pour les employer ensuite librement, et on peut juger de quel oil sévère il les aurait revues et à quel travail il les aurait soumises, lui qui avait refait jusqu'à treize fois une des Provinciales, et qui demandait dix ans de bonne santé pour achever ce dernier monument3. D'ailleurs, son dessein était assez vaste pour embrasser les pensées les plus diverses, et toutes se liaient plus ou moins dans son esprit, puisque lui-même les avait réunies ainsi qu'on les a trouvées après sa mort'. Il y aurait de l'utilité sans doute à extraire de ses écrits de toute nature et à former des Pensées de Pascal, comme on a des Pensées de Platon, de Descartes, de Leibniz. Enfin il serait bon de recueillir dans ses biographes et chez ses amis ses discours accoutumés et jusqu'à ses propos familiers, et de faire ainsi une sorte de Pascaliana. Mais tout cela n'a rien à voir avec

1. Préface des Pensées, passim.

2 Les premiers éditeurs, qui assistèrent à ce discours, le retracent dans la préface. Voyez aussi le « Discours sur les Pensées de M. Pascal, où l'on essaie de faire voir quel étoit son dessein » (par M. Dubois, qui était présent à cette assemblée et prit part à la première édition).

3. Préface.

4. Préface: « On eut un très-grand soin, après sa mort, de recueillir les divers écrits qu'il avoit faits sur cette matière. On les trouva tous ensemble enfilés en diverses liasses... >>

les fragments de son Apologie de la religion chrétienne, fragments imparfaits et très divers, mais qui ont au moins cette harmonie d'avoir été composés à peu près à la même époque, dans le même esprit et pour le même objet. On fait disparaître cette harmonie dès qu'on mêle à ces fragments des choses étrangères, si excellentes qu'elles puissent être.

Nous le répétons donc : nous entendons par les Pensées de Pascal les débris de l'ouvrage auquel il consacra les dernières années de sa vie. Si ce principe est incontestable, il nous fournit deux règles certaines : 1° comme les Pensées de Pascal, mises toutes ensemble par lui-même, ont été fidèlement recueillies par sa famille dans le manuscrit in-folio déposé par M. l'abbé Périer à Saint-Germain-desPrés, et qui est conservé aujourd'hui à la Bibliothèque royale de Paris, il s'ensuit que toutes les pensées qui se trouvent dans ce manuscrit autographe sont des pensées authentiques de Pascal; 2° réciproquement, toute pensée qui ne se trouve pas dans ce manuscrit est par cela même suspecte, et ne doit être considérée comme authentique qu'après un sérieux examen. Il est possible qu'elle soit de Pascal, mais il est possible aussi qu'elle n'ait pas été destinée par lui à faire partie de son grand ouvrage. Dans ce cas elle doit être encore religieusement conservée, mais mise à part pour avoir sa valeur propre, au lieu de se perdre au milieu des fragments déjà très mal liés d'un ouvrage tout différent.

En appliquant ces deux règles aux éditions successives des Pensées, on arrive à se convaincre que ces éditions se sont grossies, avec le temps, de morceaux entièrement étrangers aux Pensées, et dont plusieurs ne sont pas même de la main de Pascal.

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