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X V I.

Eternité.

CETTE intelligence eft-elle éternelle? fans doute ; car foit que j'aie admis ou rejeté l'éternité de la matière, je ne peux rejeter l'existence éternelle de fon artifan fuprême; & il est évident que s'il exifte aujourd'hui, il a exifté toujours.

X VI I.

Incompréhenfibilité.

JE n'ai fait encore que deux ou trois pas dans cette vafte carrière; je veux favoir fi cette intelligence divine eft quelque chofe d'abfolument diftinct de l'univers, à-peu-près comme le fculpteur eft diftingué de la ftatue; ou fi cette ame du monde eft unie au monde, & le pénètre, à-peu-près encore, comme ce que j'appelle mon ame est unie à moi, & felon cette idée de l'antiquité fi bien exprimée dans Virgile:

Mens agitat molem & magno fe corpore mifcet.

Et dans Lucain :

Jupiter eft quodcumque vides, quocumque moveris.

Je me vois arrêté tout-à-coup dans ma vaine curiofité. Miférable mortel, fi je ne puis fonder ma propre intelligence, fije ne puis favoir ce qui m'anime, comment connaîtrai-je l'intelligence ineffable qui préside visiblement à la matière entière ? Il y en a une, tout me le démontre; mais où eft la bouffole qui me conduira vers fa demeure éternelle & ignorée ?

X VIII.

Infini.

CETTE intelligence eft-elle infinie en puiffance & en immenfité, comme elle eft inconteftablement infinie en durée? je n'en puis rien favoir par moi-même. Elle exifte, donc elle a toujours exifté, cela eft clair. Mais quelle idée puis-je avoir d'une puiffance infinie? Comment puis-je concevoir un infini actuellement exiftant? Comment puis-je imaginer que l'intelligence fuprême eft dans le vide? Il n'en eft pas de l'infini en étendue comme de l'infini en durée. Une durée infinie s'eft écoulée au moment que je parle, cela est fûr; je ne peux rien ajouter à cette durée paffée, mais je peux toujours ajouter à l'efpace que je conçois, comme je peux ajouter aux nombres que je conçois. L'infini en nombre & en étendue eft hors de la fphère de mon entendement. Quelque chofe qu'on me dife, rien ne m'éclaire dans cet abyme. Je sens heureusement que mes difficultés & mon ignorance ne peuvent préjudicier à la morale; on aura beau ne pas concevoir ni l'immensité de l'efpace remplie, ni la puiffance infinie qui a tout fait, & qui cependant peut encore faire; cela ne fervira qu'à prouver de plus en plus la faibleffe de notre entendement; & cette faibleffe ne nous rendra que plus foumis à l'être éternel dont nous fommes l'ouvrage.

X I X.

Ma dépendance.

Nous fommes fon ouvrage. Voilà une vérité intéresfante pour nous:car de favoir par la philofophie en quel temps il fit l'homme, ce qu'il fefait auparavant ; s'il eft dans la matière,s'il eft dans le vide, s'il est dans un point; s'il agit toujours ou non, s'il agit par-tout, s'il agit hors de lui ou dans lui; ce font des recherches qui redoublent en moi le fentiment de mon ignorance profonde.

Je vois même qu'à peine il y a eu une douzaine d'hommes en Europe qui aient écrit fur ces chofes abftraites avec un peu de méthode; & quand je fupposerais qu'ils ont parlé d'une manière intelligible, qu'en réfulterait-il? Nous avons déjà reconnu, quest. IV, que les chofes que fi peu de personnes peuvent se flatter d'entendre, font inutiles au refte du genrehumain. (3) Nous fommes certainement l'ouvrage

(3) Cette opinion eft-elle bien certaine ? l'expérience n'a-t-elle point prouvé que des vérités très-difficiles à entendre peuvent être utiles? Les tables de la lune, celles des fatellites de Jupiter guident nos vaiffeaux fur les mers, fauvent la vie des matelots, & elles font formées d'après des théories qui ne font connues que d'un petit nombre de savans. D'ailleurs dans les sciences qui tiennent à la morale, à la politique, les mêmes connaiffances, qui d'abord font le partage de quelques philosophes, ne peuvent-elles point être mises à la portée de tous les hommes qui ont reçu quelque éducation, qui ont cultivé leur efprit, & devenir par-là d'une utilité générale, puisque ce font ces mêmes hommes qui gouvernent le peuple & qui influent fur les opinions? Cette maxime eft une de ces opinions où nous entraîne l'idée très-naturelle, mais peut-être très-fauffe, que notre bien-être a été un des motifs de l'ordre qui règne dans le système général des êtres. Il ne faut pas confondre ces causes finales dont nous nous fefons l'objet, avec les causes finales plus étendues, que l'observation des phénomènes peut nous faire foupçonner & nous indiquer avec plus ou moins de probabilité. Les premières appartiennent à la rhétorique, les autres à la philofophic. M. de Voltaire a fouvent combattu cette même manière de raifonner.

de DIEU, c'est-là ce qu'il m'eft utile de favoir; auffi la preuve en eft-elle palpable. Tout eft moyen & fin dans mon corps, tout eft reffort, poulie, force mouvante, machine hydraulique, équilibre de liqueurs, laboratoire de chimie. Il eft donc arrangé par une intelligence, quest. XV. Ce n'est pas l'intelligence de mes parens à qui je dois cet arrangement, car affurément ils ne favaient ce qu'ils fefaient quand ils m'ont mis au monde; ils n'étaient que les aveugles inftrumens de cet éternel fabricateur qui anime le ver de terre, & qui fait tourner le foleil fur fon axe.

X X.

Eternité encore.

NÉ d'un germe venu d'un autre germe, y a-t-il eu une fucceffion continuelle, un développement fans fin de ces germes, & toute la nature a-t-elle toujours exifté par une fuite néceffaire de cet être fuprême qui exiftait de lui-même ? Si je n'en croyais que mon faible entendement, je dirais: Il me paraît que la nature a toujours été animée. Je ne puis concevoir que la cause qui agit continuellement & vifiblement sur elle, pouvant agir dans tous les temps, n'ait pas agi toujours. Une éternité d'oifiveté dans l'être agiffant & néceffaire, me femble incompatible. Je fuis porté à croire que le monde eft toujours émané de cette cause primitive & néceffaire, comme la lumière émane du foleil. Par quel enchaînement d'idées me vois-je toujours entraîné à croire éternelles les œuvres de l'être éternel? Ma conception, toute pufillanime qu'elle eft,

a la force d'atteindre à l'être néceffaire exiftant par lui-même, & n'a pas la force de concevoir le néant. L'existence d'un seul atome me femble prouver l'éternité de l'existence; mais rien ne me prouve le néant. Quoi! il y aurait eu le rien dans l'espace où est aujourd'hui quelque chofe? Cela me paraît incompréhenfible. Je ne puis admettre ce rien, à moins que la révélation ne vienne fixer mes idées qui s'emportent au-delà des temps.

Je fais bien qu'une fucceffion infinie d'êtres qui n'auraient point d'origine, eft auffi abfurde; Samuel Clarke le démontre affez; (4) mais il n'entreprend pas feulement d'affirmer que DIEU n'ait pas tenu cette chaîne de toute éternité; il n'ofe pas dire qu'il ait été fi long-temps impoffible à l'être éternellement actif de déployer fon action. Il est évident qu'il l'a pu ; & s'il l'a pu, qui fera affez hardi pour me dire qu'il ne l'a pas fait ? La révélation feule, encore une fois, peut m'apprendre le contraire: mais nous n'en fommes pas encore à cette révélation qui écrase toute philofophie, à cette lumière devant qui toute lumière s'évanouit.

(4) Il ne peut être question ici que d'une impoffibilité métaphysique. Or, pourquoi cette fuite de phénomènes qui se succèdent indefiniment fuivant une certaine loi, & qui, à partir de chaque inftant, forment une chaîne indéfinie dans le paffé comme dans l'avenir, ferait-elle impoffible à concevoir ? N'avons-nous pas l'idée claire d'un corps fe mouvant dans une courbe infinie, d'une férie de termes, s'étendant indéfiniment dans les deux fens à quelque terme qu'on la prenne? Cette fucceffion indéfinie de phénomènes ne peut donc effrayer un homme familiarifé avec les idées mathématiques.

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