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il a frappé à la borne de fon intelligence. Il faut même abfolument que cela foit ainfi ; sans quoi nous irions de degré en degré jufqu'à l'infini.

X.

Découvertes impoffibles.

DANS ce cercle étroit où nous fommes renfermés, voyons donc ce que nous fommes condamnés à ignorer, & ce que nous pouvons un peu connaître. Nous avons déjà vu qu'aucun premier reffort, aucun premier principe ne peut être faifi par nous.

Pourquoi mon bras obéit-il à ma volonté? nous fommes fi accoutumés à ce phénomène incompréhenfible, que très-peu y font attention; & quand nous voulons rechercher la caufe d'un effet fi commun, nous trouvons qu'il y a réellement l'infini entre notre volonté & l'obéiffance de notre membre, c'eft-à-dire qu'il n'y a nulle proportion de l'une à l'autre, nulle raison, nulle apparence de cause ; & nous fentons que nous y penferions une éternité fans pouvoir imaginer la moindre lueur de vraisemblance.

X I.

Defefpoir fondé.

AINSI arrêtés dès le premier pas, & nous repliant vainement fur nous-mêmes, nous fommes effrayés de nous chercher toujours, & de ne nous trouver jamais. Nul de nos fens n'eft explicable.

Nous favons bien à-peu-près, avec le fecours des triangles, qu'il y a environ trente millions de nos grandes lieues géométriques de la terre au foleil ; mais qu'est-ce que le foleil? & pourquoi tourne-t-il fur fon axe? & pourquoi en un fens plutôt qu'en un autre? & pourquoi Saturne & nous tournons-nous autour de cet aftre plutôt d'occident en orient que d'orient en occident? non-feulement nous ne fatisferons jamais à cette queftion, mais nous n'entreverrons jamais la moindre poffibilité d'en imaginer feulement une caufe phyfique. Pourquoi? c'eft que le nœud de cette difficulté eft dans le premier principe des chofes.

Il en eft de ce qui agit au-dedans de nous, comme de ce qui agit dans les espaces immenses de la nature. Il y a dans l'arrangement des aftres, & dans la conformation d'un ciron & de l'homme, un premier principe dont l'accès doit néceffairement nous être interdit. Car fi nous pouvions connaître notre premier reffort, nous en ferions les maîtres, nous ferions des dieux. Eclairciffons cette idée, & voyons fi elle est

vraie.

Suppofons que nous trouvions en effet la caufe de nos fenfations, de nos pensées, de nos mouvemens, comme nous avons feulement découvert dans les aftres la raifon des éclipfes & des différentes phases de la lune & de Vénus, il eft clair que nous prédirions alors nos fenfations, nos penfées & nos défits réfultans de ces fenfations, comme nous prédifons les phases & les éclipfes. Connaiffant donc ce qui devrait fe paffer demain dans notre intérieur, nous verrions clairement, par le jeu de cette machine, de quelle manière ou agréable ou funefte nous devrions être

affectés. Nous avons une volonté qui dirige, ainfi qu'on en convient, nos mouvemens intérieurs en plufieurs circonftances. Par exemple, je me fens disposé à la colère, ma réflexion & ma volonté en répriment les accès naiffans. Je verrais, fi je connaiffais mes premiers principes, toutes les affections auxquelles je fuis disposé pour demain, toute la fuite des idées qui m'attendent; je pourrais avoir fur cette fuite d'idées & de fentimens la même puiffance que j'exerce quelquefois fur les fentimens & fur les penfées actuelles, quc je détourne & que je réprime, Je me trouverais précisément dans le cas de tout homme qui peut retarder & accélérer à fon gré le mouvement d'une horloge, celui d'un vaiffeau, celui de toute machine

connue.

Dans cette fuppofition, étant le maître des idées qui me font destinées demain, je le ferais pour le jour fuivant, je le ferais pour le refte de ma vie ; je pourrais donc être toujours tout-puiffant fur moi-même, je ferais le dieu de moi-même. (1) Je fens affez que cet état est incompatible avec ma nature; il est donc

(1) Ce raisonnement nous paraît fujet à plufieurs difficultés. 1°. Ce pouvoir, fi l'homme venait à l'acquérir, changerait en quelque forte fa nature; mais ce n'eft pas une raison pour être fûr qu'il ne peut l'acquérir. 2o. On pourrait connaître la caufe de toutes nos fenfations, de tous nos fentimens, & cependant n'avoir point le pouvoir, foit de détourner les impreffions des objets extérieurs, foit d'empêcher les effets qui peuvent réfulter d'une distraction, d'un mauvais calcul. 3°. Il y a un grand nombre de degrés entre notre ignorance actuelle & cette connaiffance parfaite de notre nature; l'efprit humain pourrait parcourir les différens degres de cette échelle fans jamais parvenir au dernier ; mais chaque degré ajouterait à nos connaissances réelles, & ces connaiffances pourraient être utiles. Il en ferait de la métaphyfique comme des mathématiques, dont jamais nous n'épuiserons aucune partie, même en y fesant dans chaque fiècle un grand nombre de découvertes utiles.

impoffible que je puisse rien connaître du premier principe qui me fait penfer & agir.

X I I.

Faibleffe des hommes.

CE qui eft impoffible à ma nature fi faible, fi bornée, & qui eft d'une durée fi courte, eft-il impoffible dans d'autres globes, dans d'autres espèces d'êtres? Y a-t-il des intelligences fupérieures, maîtreffes de toutes leurs idées, qui pensent & qui fentent tout ce qu'elles veulent? Je n'en fais rien ; je ne connais que ma faiblesse, je n'ai aucune notion de la force des

autres.

XIII.

Suis-je libre?

NE fortons point encore du cercle de notre exiftence; continuons à nous examiner nous-mêmes autant que nous le pouvons. Je me fouviens qu'un jour, avant que j'euffe fait toutes les questions précédentes, un raisonneur voulut me faire raisonner. Il me demanda fi j'étais libre ; je lui répondis que je n'étais point en prifon, que j'avais la clef de ma chambre, que j'étais parfaitement libre. Ce n'eft pas cela que je vous demande, me répondit-il; croyez-vous que votre volonté ait la liberté de vouloir ou de ne vouloir pas vous jeter par la fenêtre? penfez-vous avec l'ange de l'école que le libre arbitre foit une puiffance appétitive, & que le libre arbitre fe perde par le péché? Je regardai

mon homme fixement, pour tâcher de lire dans fes yeux s'il n'avait pas l'efprit égaré; & je lui répondis que je n'entendais rien à fon galimatias.

Cependant cette question fur la liberté de l'homme m'intéreffa vivement; je lus des scolastiques, je fus comme eux dans les ténèbres; je lus Locke, & j'aperçus des traits de lumière; je lus le traité de Collins qui me parut Locke perfectionné ; & je n'ai jamais rien lu depuis qui m'ait donné un nouveau degré de connaiffance. Voici ce que ma faible raison a conçu, aidée de ces deux grands-hommes, les feuls, à mon avis, qui fe foient entendus eux-mêmes en écrivant sur cette matière, & les feuls qui fe foient fait entendre aux

autres.

Il n'y a rien fans cause. Un effet fans cause n'est qu'une parole abfurde. Toutes les fois que je veux, ce ne peut être qu'en vertu de mon jugement bon ou mauvais; ce jugement eft néceffaire, donc ma volonté l'eft auffi. En effet, il ferait bien fingulier que toute la nature, tous les aftres obéiffent à des lois éternelles, & qu'il y eût un petit animal haut de cinq pieds, qui, au mépris de ces lois, pût agir toujours comme il lui plairait au feul gré de fon caprice. Il agirait au hasard; & on fait que le hasard n'eft rien. Nous avons inventé ce mot pour exprimer l'effet connu de toute cause inconnue.

Mes idées entrent néceffairement dans mon cerveau; comment ma volonté, qui en dépend, ferait-elle à la fois néceffitée, & absolument libre? Je fens en mille occafions que cette volonté ne peut rien; ainfi quand la maladie m'accable, quand la paffion me transporte, quand mon jugement ne peut atteindre aux objets

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