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V.

Ariftote, Defcartes, & Gaffendi.

ARISTOTE Commence par dire que l'incrédulité eft la fource de la fageffe; Defcartes a délayé cette penfée, & tous deux m'ont appris à ne rien croire de ce qu'ils me difent. Ce Defcartes furtout, après avoir fait femblant de douter, parle d'un ton fi affirmatif de ce qu'il n'entend point; il eft fi fûr de fon fait quand il fe trompe groffièrement en phyfique; il a bâti un monde fi imaginaire; fes tourbillons & fes trois élémens font d'un fi prodigieux ridicule, que je dois me défier de tout ce qu'il me dit fur l'ame, après qu'il m'a tant trompé fur les corps. Qu'on faffe fon éloge, à la bonne heure, pourvu qu'on ne faffe pas celui de fes romans philofophiques, méprifés aujourd'hui pour jamais dans toute l'Europe.

Il croit, ou il feint de croire que nous naiffons avec des pensées métaphyfiques. J'aimerais autant dire qu'Homère naquit avec l'Iliade dans la tête. Il eft bien vrai qu'Homère en naiffant avait un cerveau tellement conftruit, qu'ayant enfuite acquis des idées poëtiques, tantôt belles, tantôt incohérentes, tantôt exagérées, il en compofa enfin l'Iliade. Nous apportons en naiffant le germe de tout ce qui fe développe en nous; mais nous n'avons pas réellement plus d'idées innées que Raphaël & Michel-Ange n'apportèrent en naiffant de pinceaux & de couleurs.

Defcartes, pour tâcher d'accorder les parties éparfes de fes chimères, fuppofa que l'homme penfe toujours;

j'aimerais autant imaginer que les oifeaux ne ceffent jamais de voler, ni les chiens de courir, parce que ceux-ci ont la faculté de courir, & ceux-là de voler.

Pour peu que l'on confulte fon expérience & celle du genre-humain, on eft bien convaincu du contraire. Il n'y a perfonne d'affez fou pour croire fermement qu'il ait penfé toute fa vie, le jour & la nuit fans interruption, depuis qu'il était fœtus jufqu'à fa dernière maladie. La reffource de ceux qui ont voulu défendre ce roman a été de dire qu'on penfait toujours, mais qu'on ne s'en apercevait pas. Il vaudrait autant dire qu'on boit, qu'on mange, & qu'on court à cheval, fans le favoir. Si vous ne vous apercevez pas que vous avez des idées, comment pouvez-vous affirmer que vous en avez? Gaffendi se moqua comme il le devait de ce fyftème extravagant. Savez-vous ce qui en arriva? on prit Gaffendi & Defcartes pour des athées, parce qu'ils raifonnaient.

V I.

Les bêtes.

DE ce que les hommes étaient fuppofés avoir continuellement des idées, des perceptions, des conceptions, il fuivait naturellement que les bêtes en avaient toujours auffi; car il eft inconteftable qu'un chien de chaffe a l'idée de fon maître auquel il obéit, & du gibier qu'il lui rapporte. Il eft évident qu'il a de la mémoire, & qu'il combine quelques idées. Ainsi donc, fi la penfée de l'homme était auffi l'effence de fon ame, la penfée du chien était auffi l'effence de

la fienne, & fi l'homme avait toujours des idées, il fallait bien que les animaux en euffent toujours. Pour trancher cette difficulté, le fabricateur des tourbillons & de la matière cannelée ofa dire que les bêtes étaient de pures machines qui cherchaient à manger fans avoir appétit, qui avaient toujours les organes du fentiment pour n'éprouver jamais la moindre fenfation, qui criaient fans douleur, qui témoignaient leur plaifir fans joie, qui poffédaient un cerveau pour n'y pas recevoir l'idée la plus légère, & qui étaient ainsi une contradiction perpétuelle de la nature.

Ce fyftème était auffi ridicule que l'autre ; mais au lieu d'en faire voir l'extravagance on le traita d'impie; on prétendit que ce fyftème répugnait à l'écriture fainte, qui dit dans la Genèfe, que DIEU a fait un pacte avec les animaux, & qu'il leur redemandera le fang des hommes qu'ils auront mordus & mangés; ce qui fuppofe manifeftement dans les bêtes l'intelligence, la connaissance du bien & du mal.

VII.

L'expérience.

NE mêlons jamais l'écriture fainte dans nos difputes philofophiques: ce font des chofes trop hétérogènes, & qui n'ont aucun rapport. Il ne s'agit ici que d'examiner ce que nous pouvons favoir par nousmêmes, & cela fe réduit à bien peu de chose. Il faut avoir renoncé au fens commun pour ne pas convenir que nous ne favons rien au monde que par l'expérience;

& certainement fi nous ne parvenons que par l'expérience, & par une fuite de tâtonnemens & de longues réflexions, à nous donner quelques idées faibles & légères du corps, de l'efpace, du temps, de l'infini, de DIEU même, ce n'est pas la peine que l'auteur de la nature mette ces idées dans la cervelle de tous les foetus, afin qu'il n'y ait enfuite qu'un très-petit nombre d'hommes qui en faffent ufage.

Nous fommes tous fur les objets de notre science, comme les amans ignorans Daphnis & Chloé, dont Longus nous a dépeint les amours & les vaines tentatives. Il leur fallut beaucoup de temps pour deviner comment ils pouvaient fatisfaire leurs défirs, parce que l'expérience leur manquait. La même chofe arriva à l'empereur Léopold & au fils de Louis XIV, il fallut les inftruire. S'ils avaient eu des idées innées, il eft à croire que la nature ne leur eût pas refufé la principale & la feule néceffaire à la confervation de l'espèce humaine.

VIII.

Subftance.

NE pouvant avoir aucune notion que par expérience, il eft impoffible que nous puiffions jamais favoir ce que c'eft que la matière. Nous touchons, nous voyons les propriétés de cette fubftance; mais ce mot même substance, ce qui eft deffous, nous avertit affez que ce deffous nous fera inconnu à jamais : quelque chofe que nous découvrions de fes apparences, il reftera toujours ce deffous à découvrir.

Par la même raifon nous ne faurons jamais par nous-mêmes ce que c'eft qu'efprit. C'est un mot qui originairement fignifie fouffle, & dont nous nous fommes fervis pour tâcher d'exprimer vaguement & groffièrement ce qui nous donne des penfées. Mais quand même, par un prodige qui n'eft pas à supposer, nous aurions quelque légère idée de la substance de cet efprit, nous ne ferions pas plus avancés; nous ne pourrions jamais deviner comment cette fubftance reçoit des fentimens & des penfées. Nous favons bien que nous avons un peu d'intelligence, mais comment l'avons-nous? c'eft le fecret de la nature, elle ne l'a dit à nul mortel.

I X.

Bornes étroites.

NOTRE intelligence eft très-bornée, ainsi que la force de notre corps. Il y a des hommes beaucoup plus robuftes que les autres ; il y a auffi des Hercules en fait de pensées : mais au fond cette fupériorité est fort peu de chofe. L'un foulevera dix fois plus de matière que moi, l'autre pourra faire de tête & fans papier une divifion de quinze chiffres, tandis que je ne pourrai en divifer que trois ou quatre avec une extrême peine; c'est à quoi se réduira cette force tant vantée mais elle trouvera bien vîte fa borne ; & c'eft pourquoi dans les jeux de combinaison, nul homme, après s'y être formé par toute fon application & par un long ufage, ne parvient jamais, quelque effort qu'il faffe, au-delà du degré qu'il a pu atteindre ;

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