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donner un fentiment; elles ne viennent pas de nousmêmes, car nous fommes à cet égard auffi impuiffans que ces objets; il faut donc que ce foit DIEU qui nous les donne. Or DIEU eft le lien des efprits, & les efprits fubfiflent en lui; donc c'est en lui que nous avons nos idées, & que nous voyons toutes choses.

Or, je demande à tout homme qui n'a point d'enthousiasme dans la tête, quelle notion claire ce dernier raifonnement nous donne?

Je demande ce que veux dire, DIEU eft le lien des efprits? & quand même ces mots, fentir & voir tout en DIEU, formeraient en nous une idée distincte, je demande ce que nous y gagnerions, & en quoi nous ferions plus favans qu'auparavant?

Certainement, pour réduire le fystème du père Mallebranche à quelque chofe d'intelligible, on eft obligé de recourir au fpinofifme, d'imaginer que le total de l'univers eft DIEU, que ce DIEU agit dans tous les êtres, fent dans les bêtes, pense dans les hommes, végète dans les arbres, eft penfée & caillou, a toutes les parties de lui-même détruites à tout moment, & enfin toutes les abfurdités qui découlent nécessairement de ce principe.

Les égaremens de tous ceux qui ont voulu approfondir ce qui eft impénétrable pour nous, doivent nous apprendre à ne vouloir pas franchir les limites de notre nature. La vraie philofophie est de savoir s'arrêter où il faut, & de ne jamais marcher qu'avec un guide fûr.

Il reste affez de terrain à parcourir fans voyager dans les efpaces imaginaires. Contentons-nous donc de favoir par l'expérience appuyée du raifonnement,

feule fource de nos connaissances, que nos fens font les portes par lefquelles toutes les idées entrent dans notre entendement; & reffouvenons-nous bien qu'il nous eft abfolument impoffible de connaître le fecret de cette mécanique, parce que nous n'avons point d'inftrumens proportionnés à fes refforts.

CHAPITRE IV.

Qu'il y a en effet des objets extérieurs.

ON n'aurait point fongé à traiter cette question

fi les philofophes n'avaient cherché à douter des chofes les plus claires, comme ils se font flattés de connaître les plus douteuses.

Nos fens nous font avoir des idées, difent-ils; mais peut-être que notre entendement reçoit ces perceptions fans qu'il y ait aucun objet au dehors. Nous favons que pendant le fommeil nous voyons & nous fentons des chofes qui n'exiftent pas, peut-être notre vie est-elle un fonge continuel, & la mort fera le moment de notre réveil, ou la fin d'un fonge auquel nul réveil ne fuccédera.

Nos fens nous trompent dans la veille même, la moindre altération dans nos organes nous fait voir quelquefois des objets & entendre des fons dont la cause n'eft que dans le dérangement de notre corps: il est donc très-poffible qu'il nous arrive toujours ce qui nous arrive quelquefois.

Ils ajoutent que quand nous voyons un objet, nous apercevons une couleur, une figure, nous entendons des fons, & il nous a plu de nommer tout cela les modes de cet objet: mais la fubftance de cet objet quelle eft-elle? c'est-là en effet que l'objet échappe à notre imagination ; ce que nous nommons fi hardiment la fubftance n'eft en effet que l'affemblage de ces modes. Dépouillez cet arbre de cette couleur, de cette configuration qui vous donnait l'idée d'un arbre, que lui reftera-t-il? Or, ce que j'ai appelé modes, ce n'eft autre chofe que mes perceptions; je puis bien dire, j'ai idée de la couleur verte, & d'un corps tellement configure; mais je n'ai aucune preuve que ce corps & cette couleur exiftent: voilà ce que dit Sextus Empiricus, & à quoi il ne peut trouver de réponse.

Accordons pour un moment à ces meffieurs encore plus qu'ils ne demandent; ils prétendent qu'on ne peut leur prouver qu'il y a des corps; paffons-leur qu'ils prouvent eux-mêmes qu'il n'y a point de corps. Que s'enfuivra -t-il de-là? nous conduirons-nous autrement dans notre vie? aurons-nous des idées différentes fur rien? il faudra feulement changer un mot dans fes difcours. Lorfque, par exemple, on aura donné quelques batailles, il faudra dire que dix mille hommes ont paru être tués, qu'un tel officier semble avoir la jambe caffée, & qu'un chirurgien paraîtra la lui couper. De même quand nous aurons faim, nous demanderons l'apparence d'un morceau de pain pour faire femblant de digérer.

Mais voici ce que l'on pourrait leur répondre plus férieufement:

1o. Vous ne pouvez pas en rigueur comparer la vie à l'état des fonges, parce que vous ne fongez jamais en dormant qu'aux chofes dont vous avez eu l'idée étant éveillés; vous êtes furs que vos fonges ne font autre chofe qu'une faible reminiscence. Au contraire, pendant la veille, lorfque nous avons une sensation, nous ne pouvons jamais conclure que ce foit par réminiscence. Si, par exemple, une pierre en tombant nous caffe l'épaule, il paraît affez difficile que cela fe faffe par un effort de mémoire.

2o. Il est très - vrai que nos fens font fouvent trompés; mais qu'entend-on par-là? Nous n'avons qu'un fens, à proprement parler, qui eft celui du toucher; la vue, le fon, l'odorat, ne font que le tact des corps intermédiaires qui partent d'un corps éloigné. Je n'ai idée des étoiles que par l'attouchement; & comme cet attouchement de la lumière qui vient frapper mon œil de mille millions de lieues, n'eft point palpable, comme l'attouchement de mes mains, & qu'il dépend du milieu que ces corps ont traverfé, cet attouchement eft ce qu'on nomme improprement trompeur, il ne me fait point voir les objets à leur véritable place; il ne me donne point d'idée de leur groffeur; aucun même de ces attouchemens qui ne font point palpables, ne me donne l'idée pofitive des corps. La première fois que je fens une odeur fans voir l'objet dont elle vient, mon efprit ne trouve aucune relation entre un corps & cette odeur; mais l'attouchement, proprement dit, l'approche de mon corps à un autre, indépendamment de mes autres fens, me donne l'idée de la matière; car lorfque je touche un rocher, je fens bien que je ne puis me mettre à fa place, &

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que par conféquent il y a là quelque chofe d'étendu & d'impénétrable. Ainfi fuppofé (car que ne fuppofet-on pas) qu'un homme eût tous les fens, hors celui du toucher proprement dit, cet homme pourrait fort bien douter de l'exiftence des objets extérieurs, & peut-être même ferait-il long-temps fans en avoir d'idée; mais celui qui ferait fourd & aveugle, & qui aurait le toucher, ne pourrait douter de l'existence des chofes qui lui feraient éprouver de la dureté; & cela parce qu'il n'eft point de l'effence de la matière qu'un corps foit coloré ou fonore, mais qu'il foit étendu & impénétrable. Mais que répondront les fceptiques outrés à ces deux queftions-ci :

10. S'il n'y a point d'objets extérieurs, & fi mon imagination fait tout, pourquoi fuis-je brûlé en touchant du feu, & ne fuis-je point brûlé quand, dans un rêve, je crois toucher du feu?

2o. Quand j'écris mes idées fur ce papier, & qu'un autre homme vient me lire ce que j'écris, comment puis-je entendre les propres paroles que j'ai écrites & pensées, fi cet autre homme ne me les lit pas effectivement? comment puis-je même les retrouver fi elles n'y font pas? Enfin quelque effort que je faffe pour douter, je fuis plus convaincu de l'existence des corps que je ne le fuis de plufieurs vérités géométriques. Ceci paraîtra étonnant, mais je n'y puis que faire; j'ai beau manquer de démonftrations géométriques pour prouver que j'ai un père & une mère, & j'ai beau m'avoir démontré, c'est-à-dire n'avoir pu répondre à l'argument qui me prouve qu'une infinité de lignes courbes peuvent paffer entre un cercle & fa tangente, je fens bien que, fi un être tout-puissant

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