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X II I.

Si la nature de l'ame peut nous faire connaître la nature de DIEU.

J'AI Conclu déjà que puifqu'une intelligence préfide à mon faible corps, une intelligence fuprême préfide au grand tout. Où me conduira ce premier pas de tortue? pourrai-je jamais favoir ce qui fent & ce qui pense en moi? est-ce un être invisible, intangible, incorporel, qui eft dans mon corps? nul homme n'a encore ofé le dire. Platon lui-même n'a pas eu cette hardieffe. Un être incorporel qui meut un corps! un être intangible qui touche tous mes organes dans lefquels eft la sensation! un être fimple & qui augmente avec l'âge un être incorruptible & qui dépérit par degrés ! quelles contradictions, quel chaos d'idées incompréhenfibles! quoi, je ne puis rien connaître que par mes fens, & j'admettrai dans moi un être entièrement oppofé à mes fens! Tous les animaux ont du fentiment comme moi, tous ont des idées que leurs fens leur fournissent: auront-ils tous une ame comme moi? nouveau sujet, nouvelle raison, d'être non-feulement dans l'incertitude fur la nature de l'ame, mais dans l'étonnement continuel & dans l'ignorance.

Ce que je puis encore moins comprendre, c'eft la dédaigneufe & fotte indifférence dans laquelle croupiffent prefque tous les hommes, fur l'objet qui les intéreffe le plus, fur la caufe de leurs penfées, fur tout leur être. Je ne crois pas qu'il y ait dans Rome deux Philofophie &c. Tome I.

S

cents perfonnes qui s'en foient réellement occupées. Prefque tous les Romains difent, que m'importe ? & après avoir ainfi parlé, ils vont compter leur argent, courent aux fpectacles ou chez leurs maîtreffes. C'est la vie des défoccupés. Pour celle des factieux, elle eft horrible. Aucun de ces gens-là ne s'embarraffe de fon ame. Pour le petit nombre qui peut y penfer, s'il eft de bonne foi, il avouera qu'il n'eft fatisfait d'aucun système.

Je fuis près de me mettre en colère quand je vois Lucrèce affirmer que la partie de l'ame, qu'on appelle efprit, intelligence, animus, loge au milieu de la poitrine; (b) & que l'autre partie de l'ame, qui fait la fenfation, eft répandue dans le reste du corps: de tous les autres fyftèmes aucun ne m'éclaire.

Autant de fectes, autant d'imaginations, autant de chimères. Dans ce conflit de fuppofitions, fur quoi pofer le pied pour monter vers DIEU? Puis-je m'élever de cette ame que je ne connais point à la contemplation de l'effence fuprême que je voudrais connaître? Ma nature que j'ignore, ne me prête aucun inftrument pour fonder la nature du principe universel, entre lequel & moi eft un fi vafte & fi profond abyme.

(b) Confilium quod nos animum mentemque vocamus,
Idque fitum media regione in corporis hæret.

XI V.

Courte revue des fyflèmes fur l'ame, pour parvenir, fi l'on peut, à quelque notion de l'intelligence Suprême.

SI pourtant il est permis à un aveugle de chercher fon chemin à tâtons, fouffrez, Cicéron, que je fasse encore quelques pas dans ce chaos, en m'appuyant fur vous. Donnons-nous d'abord le plaifir de jeter un coup d'œil fur tous les fyftèmes.

Je fuis corps, & il n'y a point d'efprits.
Je fuis efprit, & il n'y a point de corps.

Je poffède dans mon corps une ame spirituelle.
Je fuis une ame fpirituelle qui poffede mon corps.
Mon ame eft le résultat de mes cinq fens.

Mon ame eft un fixième fens.

Mon ame eft une fubftance inconnue, dont l'effence

eft de penfer & de fentir.

Mon ame eft une portion de l'ame univerfelle.
Il n'y a point d'ame.

Quand je m'éveille après avoir fait tous ces fonges, voici ce que me dit la voix de ma faible raison, qui me parle fans que je fache d'où vient cette voix.

Je fuis corps, il n'y a point d'efprits. Cela me paraît bien groffier. J'ai bien de la peine de penser fermement que votre oraifon pro lege Maniliâ ne foit qu'un résultat de la déclinaifon des atomes.

Quand j'obéis aux commandemens de mon général, & qu'on obéit aux miens, les volontés de mon général

& les miennes ne font point des corps qui en font mouvoir d'autres par les lois du mouvement. Un raifonnement n'eft point le fon d'une trompette. On me commande par intelligence, j'obéis par intelligence. Cette volonté fignifiée, cette volonté que j'accomplis n'eft ni un cube, ni un globe, n'a aucune figure, n'a rien de la matière. Je puis donc la croire immatérielle. Je puis donc croire qu'il y a quelque chofe qui n'est pas matière.

Il n'y a que des efprits & point de corps. Cela eft bien délié & bien fin; la matière ne ferait qu'un phénomène! il fuffit de manger & de boire, & de s'être bleffé d'un coup de pierre au bout du doigt, pour croire à la matière.

Je poffede dans mon corps une ame fpirituelle. Qui, moi, je ferais la boîte dans laquelle ferait un être qui ne tient point de place! mọi étendu je ferais l'étui d'un être non étendu! je poffederais quelque chofe qu'on ne voit jamais, qu'on ne touche jamais, dont on ne peut avoir la moindre image, la moindre idée? il faut être bien hardi pour fe vanter de poffeder un tel tréfor. Comment le poffederais-je, puifque toutes mes idées me viennent fi fouvent malgré moi, pendant ma veille & pendant mon fommeil ? c'est un plaifant maître de fes idées qu'un être qui eft toujours maîtrife par elles.

Une ame fpirituelle poffede mon corps. Cela eft bien plus hardi à elle; car elle aura beau ordonner à ce corps d'arrêter le cours rapide de son sang, de rectifier tous fes mouvemens internes, il n'obéira jamais. Elle poffède un animal bien indocile.

Mon ame eft le refultat de tous mes fens. C'eft une

affaire difficile à concevoir, & par conféquent à expliquer.

Le fon d'une lyre, le toucher, l'odeur, la vue, le goût d'une pomme d'Afrique ou de Perse, semblent avoir peu de rapport avec une démonftration d'Archimide; & je ne vois pas bien nettement comment un principe agiffant ferait dans moi la conféquence de cinq autres principes. J'y rêve, & je n'y entends rien

du tout.

Je puis penfer fans nez: je puis penser fans goût, fans jouir de la vue, & même ayant perdu le sentiment du tact. Ma pensée n'eft donc pas le résultat des choses qui peuvent m'être enlevées tour à tour. J'avoue que je ne me flatterais pas d'avoir des idées fi je n'avais jamais aucun de mes cinq fens; mais on ne me perfuadera pas que ma faculté de penser foit l'effet de cinq puiffances réunies, quand je pense encore après les avoir perdues l'une après l'autre.

L'ame eft un fixième fens. Ce fyftème a d'abord quelque chofe d'éblouiffant. Mais que veulent dire ces paroles? prétend-on que le nez est un être flairant par lui-même ? mais les philofophes les plus accrédités ont dit que l'ame flaire par le nez, voit par les yeux, & qu'elle eft dans les cinq fens. En ce cas, elle ferait auffi dans ce fixième fens, s'il y en avait un ; & cet être inconnu, nommé ame, ferait dans fix fens au lieu d'être dans cinq. Que fignifierait, l'ame eft un fens? on ne peut rien entendre par ces mots, finon l'ame eft une faculté de fentir & de penfer; & c'eft ce que nous examinerons.

Mon ame eft une fubftance inconnue, dont l'effence eft de penfer & de fentir. Cela revient à-peu-près à cette

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