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relations du voyageur Dampierre, qui a parcouru toute l'Amérique, & qu'il n'y en a jamais vu, mais qui au contraire a été reçu chez tous les fauvages avec la plus grande humanité : voici ce que je réponds:

Des vainqueurs ont mangé leurs efclaves pris à la guerre; ils ont cru faire une action très-jufte; ils ont cru avoir fur eux droit de vie & de mort; & comme ils avaient peu de bons mets pour leur table, ils ont cru qu'il leur était permis de fe nourrir du fruit de leur victoire. Ils ont été en cela plus juftes que les triomphateurs romains, qui fefaient étrangler fans aucun fruit les princes efclaves qu'ils avaient enchaînés à leur char de triomphe. Les Romains & les fauvages avaient une très-fauffe idée de la juftice, je l'avoue; mais enfin les uns & les autres croyaient agir juftement; & cela eft fi vrai que les mêmes fauvages, quand ils avaient admis leurs captifs dans leur fociété les regardaient comme leurs enfans ; & que ces mêmes anciens Romains ont donné mille exemples de justice admirables.

X X X V.

Contre Locke.

JE conviens avec le fage Locke qu'il n'y a point de notion innée, point de principe de pratique inné; c'est une vérité fi conftante qu'il eft évident que les enfans auraient tous une notion claire de DIEU, s'ils étaient nés avec cette idée, & que tous les hommes s'accorderaient dans cette même notion, accord que l'on n'a jamais vu. Il n'est pas moins évident que nous

ne naiffons point avec des principes développés de morale, puifqu'on ne voit pas comment une nation entière pourrait rejeter un principe de morale qui ferait gravé dans le cœur de chaque individu de cette nation.

Je fuppofe que nous foyons tous nés avec le principe moral bien développé, qu'il ne faut perfécuter perfonne pour fa manière de penser ; comment des peuples entiers auraient-ils été perfécuteurs? Je fuppofe que chaque homme porte en foi la loi évidente qui ordonne qu'on foit fidelle à fon ferment; comment tous ces hommes, réunis en corps, auront-ils ftatué qu'il ne faut pas garder sa parole à des hérétiques? Je répète encore qu'au lieu de ces idées innées chimériques, DIEU nous a donné une raison qui se fortifie avec l'âge, & qui nous apprend à tous, quand nous fommes attentifs, fans paffion, fans préjugé, qu'il y a un Dieu, & qu'il faut être jufle; mais je ne puis accorder à Locke les conféquences qu'il en tire. Il femble trop approcher du fyftème de Hobbes, dont il eft pourtant très-éloigné.

Voici fes paroles, au premier livre de l'Entendement humain : Confidérez une ville prise d'affaut, & voyez s'il paraît dans les cœurs des foldats animés au carnage & au butin quelque égard pour la vertu, quelque principe de morale, quelques remords de toutes les injuflices qu'ils commettent. Non, ils n'ont point de remords, & pourquoi? c'eft qu'ils croient agir juftement. Aucun d'eux n'a suppose injufte la caufe du prince pour lequel il va combattre : ils hasardent leur vie pour cette cause: ils tiennent le marché qu'ils ont fait : ils pouvaient être tués à l'affaut, donc ils croient être en droit de

tuer : ils pouvaient être dépouillés, donc ils penfent qu'ils peuvent dépouiller. Ajoutez qu'ils font dans l'enivrement de la fureur qui ne raisonne pas; & pour vous prouver qu'ils n'ont point rejeté l'idée du jufte & de l'honnête, proposez à ces mêmes foldats beaucoup plus d'argent que le pillage de la ville ne peut leur en procurer, de plus belles filles que celles qu'ils ont violées, pourvu feulement qu'au lieu d'égorger dans leur fureur trois ou quatre mille ennemis qui font encore réfiftance, & qui peuvent les tuer, ilş aillent égorger leur roi, fon chancelier, fes fecrétaires d'Etat, & fon grand-aumônier ; vous ne trouverez pas un de ces foldats qui ne rejette vos offres avec horreur. Vous ne leur propofez cependant que fix meurtres au lieu de quatre mille, & vous leur préfentez une récompenfe très-forte. Pourquoi vous refufent-ils ? c'eft qu'ils croient jufte de tuer quatre mille ennemis, & que le meurtre de leur fouverain, auquel ils ont fait ferment, leur paraît abominable.

Locke continue; & pour mieux prouver qu'aucune règle de pratique n'eft innée, il parle des Mingréliens, qui fe font un jeu, dit-il, d'enterrer leurs enfans tout vifs; & des Caraïbes qui châtrent les leurs pour les mieux engraiffer, afin de les manger.

On a déjà remarqué ailleurs que ce grand-homme a été trop crédule en rapportant ces fables: Lambert, qui feul impute aux Mingréliens d'enterrer leurs enfans tout vifs pour leur plaifir, n'eft pas un auteur affez accrédité.

Chardin, voyageur qui paffe pour fi véridique, & qui a été rançonné en Mingrélie, parlerait de cette horrible coutume fi elle exiftait; & ce ne ferait pas

affez qu'il le dît pour qu'on le crût; il faudrait que vingt voyageurs de nations & de religions différentes s'accordaffent à confirmer un fait fi étrange, pour qu'on en eût une certitude hiftorique.

Il en eft de même des femmes des îles Antilles, qui châtraient leurs enfans pour les manger; cela n'eft pas dans la nature d'une mère.

Le cœur humain n'est point ainfi fait; châtrer des enfans eft une opération très-délicate, très-dangereuse, qui, loin de les engraiffer, les amaigrit au moins une année entière, & qui fouvent les tue. Ce rafinement n'a jamais été en ufage que chez des grands qui, pervertis par l'excès du luxe & par la jaloufie, ont imaginé d'avoir des eunuques pour fervir leurs femmes & leurs concubines. Il n'a été adopté en Italie, & à la chapelle

du

pape, que pour avoir des muficiens dont la voix fût plus belle que celle des femmes. Mais dans les îles Antilles il n'eft guère à préfumer que des fauvages aient inventé le rafinement de châtrer les petits garçons pour en faire un bon plat; & puis qu'auraient-ils fait de leurs petites filles?

Locke allègue encore des faints de la religion mahométane qui s'accouplent dévotement avec leurs ânesses, pour n'être point tentés de commettre la moindre fornication avec les femmes du pays. Il faut mettre ces contes avec celui du perroquet qui eut une fi belle conversation en langue brasilienne avec le prince Maurice, converfation que Locke a la fimplicité de rapporter, fans se douter que l'interprète du prince avait pu fe moquer de lui. C'eft ainfi que l'auteur de l'Esprit des lois s'amufe à citer de prétendues lois de Tunquin, de Bantam, de Bornéo, de Formofe, fur

la foi de quelques voyageurs, ou menteurs, ou mal inftruits. Locke & lui font deux grands - hommes en qui cette fimplicité ne me semble pas excufable.

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EN abandonnant Locke en ce point, je dis avec le grand Newton: Natura eft femper fibi confona, la nature eft toujours femblable à elle-même. La loi de la gravitation qui agit fur un aftre, agit fur tous les aftres, fur toute la matière; ainsi la loi fondamentale de la morale agit également fur toutes les nations bien connues. Il y a mille différences dans les interprétations de cette loi, en mille circonftances; mais le fond fubfifte toujours le même, & ce fond est l'idée du juste & de l'injufte. On commet prodigieufement d'injustices dans les fureurs de ses paffions, comme on perd fa raifon dans l'ivreffe: mais quand l'ivreffe eft paffée, la raifon revient; & c'eft, à mon avis, l'unique cause qui fait fubfifter la fociété humaine, caufe fubordonnée au besoin que nous avons les uns des autres.

Comment donc avons-nous acquis l'idée de la juftice? comme nous avons acquis celle de la prudence, de la vérité, de la convenance, par le fentiment & par la raison. Il est impoffible que nous ne trouvions pas très-imprudente l'action d'un homme qui fe jeterait dans le feu pour se faire admirer, & qui espérerait d'en réchapper. Il eft impoffible que nous ne trouvions pas très-injufte l'action d'un homme qui en tue un

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