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fondamentales que le fage Chaldéen qui a connu les routes des aftres, & que le phénicien plus favant encore, qui s'eft fervi de la connaiffance des aftres, pour aller fonder des colonies aux bornes de l'hémifphère où l'Océan fe confond avec la Méditerranée. Tous ces peuples affurent qu'il faut refpecier fon père & fa mère, que le parjure, la calomnie, l'homicide font abominables. Ils tirent donc tous les mêmes conféquences du même principe de leur raifon développée.

X X X II.

Utilité réelle. Notion de la juftice.

LA notion de quelque chofe de jufte me femble fi naturelle, fi univerfellement acquife par tous les hommes, qu'elle eft indépendante de toute loi, de tout pacte, de toute religion. Que je redemande à un turc, à un guèbre, à un malabare, l'argent que je lui ai prêté pour fe nourrir & pour fe vêtir, il ne lui tombera jamais dans la tête de me répondre : Attendez que je fache fi Mahomet, Zoroastre, ou Brama, ordonnent que je vous rende votre argent. Il conviendra qu'il eft jufte qu'il me paye; & s'il n'en fait rien, c'est que fa pauvreté ou fon avarice l'emporteront fur la justice qu'il reconnaît.

Je mets en fait qu'il n'y a aucun peuple chez lequel il soit juste, beau, convenable, honnête, de refuser la nourriture à fon père & à fa mère quand on peut leur en donner; que nulle peuplade n'a jamais pu regarder la

calomnie

calomnie comme une bonne action, non pas même une compagnie de bigots fanatiques.

L'idée de juftice me paraît tellement une vérité du premier ordre, à laquelle tout l'univers donne fon affentiment, que les plus grands crimes qui affligent la fociété humaine font tous commis fous un faux prétexte de juftice. Le plus grand des crimes, du moins le plus deftructif, & par conféquent le plus oppofé au but de la nature, est la guerre; mais il n'y a aucun aggreffeur qui ne colore ce forfait du prétexte de la justice.

Les déprédateurs romains fefaient déclarer toutes leurs invasions juftes par des prêtres nommés Féciales. Tout brigand qui fe trouve à la tête d'une armée, commence fes fureurs par un manifefte, & implore le Dieu des armées.

Les petits voleurs eux-mêmes, quand ils font affociés, fe gardent bien de dire: Allons voler, allons arracher à la veuve & à l'orphelin leur nourriture; ils difent: Soyons juftes, allons reprendre notre bien des mains des riches qui s'en font emparés. Ils ont entre eux un dictionnaire qu'on a même imprimé dès le feizième siècle; & dans ce vocabulaire qu'ils appellent argot, les mots de vol, larcin, rapine, ne fe trouvent point; ils fe fervent des termes qui répondent à gagner, reprendre.

Le mot d'injuftice ne se prononce jamais dans un confeil d'Etat, où l'on propofe le meurtre le plus injufte; les confpirateurs, même les plus fanguinaires, n'ont jamais dit: Commettons un crime. Ils ont tous dit: Vengeons la patrie des crimes du tyran; puniffons ce qui nous paraît une injustice. En un mot, flatteurs Philofophie &c. Tome I. I

lâches, miniftres barbares, confpirateurs odieux voleurs plongés dans l'iniquité, tous rendent hommage, malgré eux, à la vertu même qu'ils foulent aux pieds.

J'ai toujours été étonné que, chez les Français qui font éclairés & polis, on ait fouffert fur le théâtre ces maximes auffi affreufes que fauffes, qui fe trouvent dans la première fcène de Pompée, & qui font beaucoup plus outrées que celles de Lucain dont elles font imitées.

La juftice & le droit font de vaines idées.

Le droit des rois confifte à ne rien épargner.

Et on met ces abominables paroles dans la bouche de Photin, miniftre du jeune Ptolomée. Mais c'est précifément parce qu'il eft miniftre qu'il devait dire tout le contraire; il devait représenter la mort de Pompée comme un malheur néceffaire & jufte.

Je crois donc que les idées du jufte & de l'injuste font auffi claires, auffi univerfelles, que les idées de fanté & de maladie, de vérité & de fauffeté, de convenance & de difconvenance. Les limites du jufte & de l'injufte font très-difficiles à pofer; comme l'état mitoyen entre la fanté & la maladie, entre ce qui est convenance & la difconvenance des chofes, entre le faux & le vrai, eft difficile à marquer. Ce font des nuances qui fe mêlent, mais les couleurs tranchantes frappent tous les yeux. Par exemple, tous les hommes avouent qu'on doit rendre ce qu'on nous a prêté : mais fi je fais certainement que celui à qui je dois deux millions, s'en fervira pour affervir ma patrie, dois-je lui rendre cette arme funefte? Voilà où les

fentimens fe partagent: mais en général je dois obferver mon ferment quand il n'en réfulte aucun mal; c'est de quoi perfonne n'a jamais douté. (8)

Χ Χ ΧΙΙΙ.

Confentement univerfel efl-il preuve de vérité?

On peut m'objecter que le confentement des hommes de tous les temps & de tous les pays n'eft pas une preuve de la vérité. Tous les peuples ont cru à la magie, aux fortiléges, aux démoniaques, aux apparitions, aux influences des aftres, à cent autres fottifes pareilles ne pourrait-il pas en être ainfi du jufte & de l'injufte?

Il me femble que non. Premièrement, il eft faux que tous les hommes aient cru à ces chimères. Elles étaient à la vérité l'aliment de l'imbécillité duvulgaire, & il y a le vulgaire des grands, & le vulgaire du peuple;

(8) L'idée de la juftice, du droit, fe forme néceffairement de la même manièredans tous les êtres fenfibles, capables des combinaisons néceffaires pour acquérir ces idées. Elles font donc uniformes. Ensuite il peut arriver que certains êtres raisonnent mal d'après ces idées, les altèrent en y mêlant des idees acceffoires &c., comme ces mêmes êtres peuvent le tromper fur d'autres objets; mais puisque tout être raisonnant juste sera conduit aux mêmes idees en morale comme en geometrie, il n'en eft pas moins vrai que ces idees ne font point arbitraires, mais certaines & invariables. Elles font en effet la fuite neceffaire des propriétés des étres fenfibles & capables de raisonner; elles derivent de leur nature; en forte qu'il iuffit de fuppofer l'existence de ces êtres pour que les propofitions fondées fur ces notions foient vraies; comme il fuffit de fuppofer l'exiftence d'un cercle pour établir la vérité des propofitions qui en developpent les différentes proprietes. Ainfi la réalité des propofitions morales, leur vérité, relativement à l'état des êtres réels, des hommes, depend uniquement de cette vérité de fait: Les hommes font des êtres fenfibles & intelligens.

mais une multitude de fages s'en est toujours moquée; ce grand nombre de fages, au contraire, a toujours admis le jufte & l'injufte, tout autant, & même encore plus que le peuple.

La croyance aux forciers, aux démoniaques, &c. eft bien éloignée d'être néceffaire au genre-humain; la croyance à la juftice eft d'une néceffité abfolue; donc elle est un développement de la raifon donnée de DIEU; & l'idée des forciers & des poffédés &c. eft au contraire un pervertiffement de cette même raison.

X X XI V.

Contre Locke.

LOCKE qui m'inftruit, & qui m'apprend à me défier de moi-même, ne fe trompe-t-il pas quelquefois comme moi-même? Il veut prouver la fauffeté des idées innées; mais n'ajoute-t-il pas une bien mauvaise raison à de fort bonnes? Il avoue qu'il n'est pas jufte de faire bouillir fon prochain dans une chaudière, & de le manger. Il dit que cependant il y a eu des nations d'anthropophages, & que ces êtres penfans n'auraient pas mangé des hommes s'ils avaient eu les idées du jufte & de l'injufte, que je fuppofe néceffaires à l'efpèce humaine. (Voyez la queft. XXXVI.)

Sans entrer ici dans la question s'il y a eu en effet des nations d'anthropophages, (9) fans examiner les

(9) Voyez la note (2), Effai fur les maurs & l'efprit des nations tome III, page 318.

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