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voit lui-même, écrivit à Carthage pour demander qu'on lui envoyât Annibal, qui n'avoit pas encore vingt-deux ans, afin qu'il apprît le métier de la guerre, & qu'il fe rendit capable de lui fucceder.

Dès que ces Lettres furent arrivées à Carthage, on les porta au Senat. Hannon s'oppola de toute fa force à cette demande par des raisons de morale & de politique. Il dit que le commerce d'Asdrubal feroit auffi dangereux pour ce jeune Prince, que celui d'Amilcar l'avoit été pour Asdrubal qu'il avoit corrompu; qu'ils ne devoient nullement permettre que leurs jeunes gens, fous prétexte d'apprendre le métier de la guerre, allaffent s'expofer à la brutalité de leurs Généraux. Craignons-nous, ajouta-t-il, qu'Annibal ne voye trop tard cette puiffance immenfe, & cette efpece de Royauté qu'Amilcar a laiffée, & que nous ne foyons pas affez-tôt foûmis au fils de celui qui a donné à fon gendre nos Armées comme un heritage paternel? Pour moi je fuis d'avis que nous gardions ici Annibal, & que nous lui apprenions à vivre dans l'égalité avec fes Citoyens, & à obéir à nos Loix & à nos Magiftrats, de peur que cette étincelle ne cause un jour un furieux embrafement.

Les plus gens de bien étoient de fon avis, mais le plus grand nombre fut contre Hannon. Annibal fut envoyé en Espagne. Dès qu'il y fut arrivé, il attira fur lui les yeux de toute l'Armée. Tous les vieux Soldats croyoient voir Amilcar même qui leur étoit rendu. Ils remarquoient le même feu dans fes yeux, & les mêmes traits fur fon vifage. Bien-tôt la confideration de fon pere n'eut plus de part à

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la faveur qu'on lui porta. Jamais on n'a vu un efprit plus propre à deux choses auffi differen tes que l'obéiffance & le commandement; auffi ne pouvoit on remarquer à qui il étoit plus cher, à fon Général, ou à toute l'Armée. Quand il y avoit quelque grande action à faire, Asdrubal ne la confioit qu'à lui, & il n'y ayoit point d'Officiers avec lequel les Soldats fuflent plus affurés & ofaffent davantage. Sa prudence & fon fang froid égaloient fon intrepidité & fon audace au milieu des plus grands périls, & il n'y avoit point de travaux au-deslus de fes forces & de fon courage. Il étoit également fait à fupporter le froid & le chaud, Dans fon boire & dans fon manger', il fe bornoit au feul befoin de la nature, & ne donnoit rien à la volupté; ni le jour ni la nuit, il n'avoit aucun temps reglé pour fes veilles & pour fon fommeil. Il ne donnoit au repos que le temps que lui laiffoient les affaires dont il étoit chargé, & il ne cherchoit ni un bon lit ni le filence. On l'a fouvent vu coucher à terre, couvert de fa feule cotte d'armes au milieu des Gardes & du bruit du camp, toûjours auffi fimplement vêtu que le moindre de fes camarades: il ne fe diftinguoit que par la magnificence de fes armes & de fes chevaux. Halloit toujours le premier au combat, & fe retiroit le dernier. Ses grandes vertus étoient accompagnées de vices qui n'étoient pas moins grands, une cruauté atroce, une perfidie plus que Punique, rien de vrai ni de fain dans fon procedé; aucune crainte des Dieux, fans foi & fans religion. Avec ce mêlange de vertus & de vices, il fervit trois ans fous Asdrubal, & pendant ce temps-là, il donna tant de mar

ques

ques de capacité & de courage, qu'Asdrubal ayant été tué une nuit dans fa maison par un Gaulois à qui il avoit fait quelque injure, que malgré fa jeuneffe, car il n'avoit pas encore vingt-cinq ans, on lui donna le gouvernement de l'Espagne. Il ne fe vit pas plutôt à la tête des troupes, que fans perdre un moment, il fit connoître qu'il feroit plus fidele au ferment qu'il avoit fait à fon pere, qu'au Traité fait avec Lutatius & enfuite avec Asdrubal. II paffa l'Ebre & fe jetta dans la Province des Olcades, Peuples de l'Espagne Tarraconoise, affiégea Althea qui en étoit la capitale, ville très-riche, la prit de force & la pilla. Les villes voifines effrayées fe rendirent par compofition, & Annibal ramena fes troupes chargées de butin, paffer l'Hyver à Carthage la neuve. Là il partagea le butin à fes Soldats, & leur paya tour ce qui leur étoit dû de leur folde; & ayant affermi par ce moyen la fidelité de fes troupes & celle de fes Alliés, dès que le Printemps fut venu, il fe jetta dans la Province des Vaccéens. D'abord il le rendit maître de la ville d'Elmantique, & alla mettre le fiége devant Albucare, Place très-forte qui fit une vigoureuse réfiftance, & qui lui donna beaucoup de peine, mais enfin il la prit d'as faut. Les Carpetiens qui étoient les Peuples les plus aguerris de cette contrée, s'étant joints à ceux qui avoient été chaflés des Olcades, & à ceux qui étoient fortis d'Emantique, l'attaquerent à fon retour. Ils étoient plus de cent mille hommes de forte que fi Annibal leur eût donné bataille, il auroit été en grand danger. Mais comme il n'avoit pas moins de prudence que de valeur, ils fit fa retraite en A 4

grand

cure,

,

grand Capitaine, & profitant d'une nuit obsil paffa le Tage qu'il mit devant lui pour fe couvrir & s'éloigna du bord pour donner aux ennemis l'audace de le paffer. En effet les ennemis prenant cet éloignement pour un effet de fa crainte, & croyant qu'il n'y a voit que cette riviere qui mît un obstacle à leur victoire, ils fe jettent en foule dans l'eau fans attendre d'ordre. Annibal revient fur eux, tue tous ceux qui font paflés, lâche fa Cavalerie dans l'eau contre ceux qui paffent encore, dont les uns font emportés par la rapidité du fleuve, les autres font mis au fil de l'épée, ou regagnent leur bord. Annibal les fuit, paffe la riviere, fait main baffe fur tous ceux qui s'opposent à fes efforts acheve leur défaite, & en tres-peu de jours il reçoit les Carpetiens à composition.

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Après ce grand fuccès, il n'y avoit au-delà de l'Ebre que Sagonte qui pût s'opposer à fes armes mais Annibal avant que de l'attaquer, & de donner aux Romains un jufte prétexte de lui déclarer la guerre, voulut achever de foûmettre tout ce qui étoit aux environs. II retourne à Carthage la neuve, il y trouve les Ambaffadeurs des Romains qui lui demandent qu'il n'entreprenne rien contre Sagonte leur alliée, & qu'il ait à s'abftenir de paffer l'Ebre felon un des articles du Traité fait avec Asdrubal. Annibal leur répondit avec fierté, que bien loin qu'ils euffent regardé Sagonte comme leur Alliée ils l'avoient traitée comme leur ennemie, puisqu'étant été appellés pour y calmer une fedition qui s'y étoit émuë, ils avoient fait mourir injuftement un grand nombre de Citoyens; qu'il ne laifferoit donc point

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fans

fans punition cette perfidie & qu'il fuivroit les maximes de fes ancêtres, qui ne souffroient point qu'on fit injure à perfonne, & moins encore à leurs voisins.

Ces Ambaffadeurs vont porter leurs plaintes à Carthage. Cependant Annibal part de Carthage la neuve à la tête d'une redoutable Armée, & s'approche de Sagonte. Cette Place étoit la plus forte & la plus riche de tout le païs. Elle eft fituée à mille pas de la mer, au pied des montagnes qui féparent P'Espagne de la Celtiberie. Annibal en forme le fiége qui fut long & difficile, & où il courut de grands dangers. A un affaut, comme il s'expofoit le premier fans aucun ménagement, il eut la cuiffe percée d'un trait. Sa bleffure rallentit les attaques: mais bien-tôt après il la preffa plus vivement.

Sur ces entrefaites, on lui rapporte qu'il arrive de nouveaux Ambaffadeurs des Romains pour l'obliger à abandonner le fiége. Annibal envoye au-devant d'eux fur le rivage de la mer leur dire, qu'il n'y a pas de fûreté pour eux de s'avancer au travers de tant de Nations feroces qui ont les armes à la main, & que pour lui, au milieu de fi grandes affaires, il n'a pas le temps de les écouter; & fe doutant bien que ces Ambaffadeurs iroient à Carthage, il écrivit à ceux de fa faction, pour les prévenir & pour les préparer à faire tous leurs efforts pour empêcher qu'on ne leur accordât leurs demandes.

Ces Ambaffadeurs introduits dans le Senat, fe plaignirent d'abord de l'infraction des Traités, & demanderent qu'on leur livrât Annibal avec tous les Officiers qui avoient été de

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fon

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