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fable, & que les Rhodiens refpectoient comme leur fondateur. Protogène avoit employé fept ans à l'achever. La premiè te fois qu'Apelle le vit, il fut fi furpris & fi transporté d'admiration, que la voix lui manqua tout-à-coup. Enfin, revenu à lui-même, il s'écria: Grand travail! Oeuore admirable! Il n'a pourtant pas ces graces que je donne à mes ouvrages, & qui les élèvent jufqu'aux Cieux. S'il en faut croire Pline, pendant tout le tems que Protogène travailla à ce tableau, il fe condamma lui-même à mener une vie fort* fobre & même fort dure, pour empêcher que la bonne chère n'émouffat la fineffe de fon goût & de fon fentiment. Ce tableau avoit été porté à Rome, & confacré dans le temple de la Paix, où il étoit encore du tems de Pline. Il y périt enfin dans un incendie.

Le même Pline prétend que ce tableau fauva Rhodes, parce qu'étant dans un endroit par lequel feul Démétrius pouvoit prendre la ville, il taima mieux renoncer a la victoire, que de s'expofer à faire périr par le feu un fi précieux monument de Fart. C'auroit été pouffer bien loin le goût & le refpect pour la peinture. Nous avons vu les véritables raifons qui obligèrent Démétrius de lever le fiége.

Il y avoit dans ce tableau un chien

qui

Il ne vivoit que de lupins bouillis, qui appaifent en même tems & la faim & la foif.

Parcentem picture fugit occafio victoria.

Et in ca canis mirè factus, ut quem pariter ca

Lus

qui faifoit fur-tout l'admiration des connoiffeurs, & qui avoit couté beaucoup au Peintre, fans que jamais il ett pu être content de lui-même, quoiqu'il le fût af fez de tout le refte. Il s'agiffoit de repré fenter ce chien tout haletant après une longue courfe, & la bouche encore pleine d'écume. Il s'appliqua à cette partie de fon tableau avec tout le foin dont il étoit capable, fans pouvoir fe contenter. It loi fembloit que l'art fe montroit trop. La vraisemblance n'étoit point affez pour lui; il lui falloit prefque la vérité même. Il vouloit que l'écume parût, non être peinte, mais fortir réellement de la bouche du chien. Il y remit fouvent la main, y retoucha à plusieurs reprifes, & fe donna la torture pour arriver à ce fimple, à ce naturel, dont il avoit l'idée dans l'efprit; mais toujours inutilement. De dépit il jetta fur l'ouvrage l'éponge dont il s'étoit fervi pour effacer; & le hazard fit ce que l'art n'avoit pu faire.

On reprochoit à ce Peintre d'être trop

diffi

fus & ars pinxerint. Non judicabat fe exprimere in eo fpumam anhelantis poffe, cùm in reliqua omni parte (quod difficillimum erat) fibi ipfe fatisfeciffet. Difplicebat autem ars ipfa, nec minui poterat, & videbatur nimia, ac longiùs à veritate difcedere, fpumaque illa pingi non ex ore nafci, anxio animi cruciatu, cum in pictura verum effet, non verifimile, vellet. Abfterferat fæpius mutaveratque penicillum nullo modo fibi approbans. Poftremò iratus arti quòd intelligeretur, fpongiam eam impegit invifo loco tabulæ, & illa repofuit ablatos colores, qualiter cura optabat; fecitque in pictura fortuna naturam. Plin. Lib. 35. cap. 10.

difficile, & de trop retoucher fes tableaux. Apelle * en effet, quoiqu'il le regardât prefque comme fon maître, en Tui attribuant beaucoup d'autres excellentes qualités, lui trouvoit ce défaut, de ne pouvoir quitter le pinceau, & finir fes ouvrages: défaut, qui, en matière d'éloquence, comme dans la peinture, eft fort nuifible. Il † faut en tout, dit Ci céron, favoir jufqu'où l'on doit aller; & c'est avec raison qu'Apelle reprochoit à certains Peintres de ne pas fentir où il falloit s'arrêter.

* Et aliam gloriam ufurpavit Apelles, cùm Protogenis opus immenfi laboris ac curæ fupra modum anxiæ miraretur. Dixit enim omnia fibi cum illo paria effe, aut illi meliora, fed uno fe præftare, quòd manum ille de tabula nefciret tollere: memorabili præcepto, nocere fæpe nimiam diligentiam. Plin. ibid.

In omnibus rebus videndum eft quatenus... In quo Apelles Pictores quoque eos peccare dicebat, qui non fentirent quid effet fatis, Orat. n. 73.

S. IX. Expédition de Séleucus dans l'Inde. Démétrius fait lever à Calandre le fiége d'Athènes. Honneurs exceffifs qu'il reçoit dans cette ville. Ligue entre Ptolémée Séleucus , Caffandre & Lyfi• maque contre Antigone & Démétrius. Bataille d'Ipfus ville de Phrygie, où Antigone eft tué, & Démétrius mis en fuite.

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PLUS nous avançons dans l'hiftoire des fucceffeurs d'Alexandre, plus il eft facile de reconnoître l'efprit qui les a toujours animés jufqu'ici, & quí les fait encore agir. D'abord ils fe font cachés, en nommant des Rois imbécilles ou des enfans. pour couvrir leurs prétentions ambitieuses. Maintenant que toute la famille d'Alexandre eft exterminée, ils lèvent le mafque, & fe montrent tels qu'ils font, & qu'ils ont toujours été. Ils travaillent tous avec une ardeur égale à fe maintenir chacun dans leur gouvernement; à s'y rendre indépendans réellement; à fe donner une fouveraineté abfolue; & à étendre les limites de leurs gouvernemens & de leurs Royaumes aux dépens des autres Gouverneurs, plus foibles, ou moins heureux. Ils emploient pour cet effet la force des. armes & fe liguent ensemble par des traités, toujours prêts à les rompre quand ils trouvent plus d'avantage avec d'autres, & à les renouer avec la même facilité. En un mot, ils regardent les vaf tes conquêtes d'Alexandre comme un hé

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AN. M.

370r.

303.

ritage abandonné & fans maître, dont la prudence demande qu'on enlève le plus qu'il eft poffible, fans craindre le reproche d'ufurpateur dans l'acquifition de pays qui étoient le fruit des victoires des Macédoniens, mais qui n'appartenoient à perfonne en particulier. Voilà le grand mobile de toutes les entreprifes que nous voyons. Seleucus étoit, comme on l'a vê, maître de tous les pays qui font entre l'EuAv. J. C. phrate & l'Indus. Il voulut l'être auffi de ceux qui font au-delà de ce fleuve, & pour cela profiter de l'heureufe conjoncture du tems, où il étoit lié d'intérêt avec Ptolémée, Caffandre & Lyfimaque ; où les forces d'Antigone étoient partagées ; où Démétrius étoit occupé au fiége de Rhodes, & à contenir les Républiques de la Gréce; & où Antigone lui-même ne fongeoit qu'à s'emparer de la Syrie & de la Phénicie, & à attaquer Ptolémée jufques dans l'Egypte. Il erut done devoir mettre à profit cette diverfion & cet affoibliffement du feul ennemi qu'il avoit à craindre, pour porter fes armes contre les peuples de l'Inde qui faifoient partie de fon lot dans le partage général, & dont il espéroit s'emparer aifément, en furprenant par une irruption fubite & imprévue Juftin. 1. le Roi Sandrocotte. C'étoit un Indien, 15.cap. 4. de fort baffe extraction, qui, fous le fpéAlex. p. cieux prétexte de délivrer fon pays de la 699. tyrannie des étrangers, s'étoit fait une arStrab. I. mée, & Pavoit fi bien groffie avec le tems, qué pendant que les fucceffeurs d'Alexandre fe faifoient la guerre, il s'étoit trouvé

Plut. in

S. P. 724.

affez

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