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CRÉATION, SUCCÈS, DURÉE

LIVRE PREMIER

LES DEUX TENDANCES ANTAGONISTES

INTRODUCTION

Le «< fait littéraire » et son principe: exprimer la vie par des combinaisons de mots. Son antagonisme avec les « formules » exigées par tout milieu social. De l'un à l'autre de ces pôles opposés, il y a à la fois hostilité et échange, comme dans tous les arts.

Voici côte à côte dans le même livre, Madame Bovary, à quelques pages d'intervalle, deux passages qui sont bien, en apparence, de la « littérature » au même titre l'un que l'autre. Dans le premier, Flaubert nous présente une ouvrière rurale, usée par le travail et l'âge :

Alors on vit s'avancer sur l'estrade une petite vieille femme de maintien craintif, et qui paraissait se ratatiner dans ses pauvres vêtements. Elle avait aux pieds de grosses galoches de bois et, le long des hanches, un grand tablier bleu. Son visage maigre, entouré d'un béguin sans

bordure, était plus plissé de rides qu'une pomme de reinette flétrie, et des manches de sa camisole rouge dépassaient deux longues mains, à articulations noueuses. La poussière des granges, la potasse des lessives et le suint des laines les avaient si bien encroûtées, éraillées, durcies, qu'elles semblaient sales quoiqu'elles fussent rincées d'eau claire; et à force d'avoir servi, elles restaient entr'ouvertes, comme pour présenter d'elles-mêmes l'humble témoignage de tant de souffrances subies...

Un peu plus loin, l'auteur met dans la bouche d'un orateur de comice agricole une allocution de circonstance :

Qu'aurais-je à faire, Messieurs, de vous démontrer ici l'utilité de l'agriculture? Qui donc pourvoit à nos besoins? Qui donc fournit à notre subsistance? N'est-ce pas l'agriculteur? L'agriculteur, Messieurs, qui, ensemençant d'une main laborieuse les sillons féconds des campagnes, fait naître le blé, lequel broyé est mis en poudre au moyen d'ingénieux appareils, en sort sous le nom de farine, et, de là, transporté dans les cités, est bientôt rendu chez le boulanger, qui en confectionne un aliment pour le pauvre comme pour le riche. N'est-ce pas l'agriculteur encore qui engraisse pour nos vêtements les abondants troupeaux dans les pâturages? Car comment nous vêtirions-nous, car comment nous nourririons-nous sans l'agriculteur?...

Un lecteur qui sait ce que c'est que la littérature jugera ces deux échantillons de prose française aussi disparates que s'ils appartenaient à des idiomes. complètement différents. Ne soyons pas trop sûrs, d'ailleurs, que personne ne s'y laisserait prendre aujourd'hui, et ne trouverait les truismes de la harangue mieux à son goût que le croquis de la petite vieille. Les auditeurs d'Yonville-l'Abbaye, en tout cas, auraient fait sans doute moins bon accueil à la

précise évocation de la paysanne qu'à l'incontestable apologie de l'agriculture et il faut dire qu'à leur point de vue, ils n'auraient pas eu tort. Mais c'est ici que se manifeste l'opposition latente qui persiste entre deux manières d'utiliser le langage humain : il serait malaisé, en effet, de trouver, rapprochés par le développement d'un même épisode et par l'allusion à des choses semblables, de plus caractéristiques indices des deux pôles entre lesquels oscille l'emploi des mots humains et par ceux-ci, la manifestation des idées et des sentiments.

L'une de ces tendances a pour objet l'expression, l'autre l'intelligibilité. L'une s'efforce de traduire de la manière la plus efficace un aspect particulier des choses, l'autre d'interpréter de la façon la plus commode des notions admises.

Supposez que celle-là soit, par aventure, indiscrètement prédominante: elle condamnera le langage à une sorte d'écriture artiste qui voudra faire un sort à toutes les nuances des impressions transmises par les sens, aux plus fugaces remous d'une fantaisie d'écrivain. En revanche, la seconde tendance, si elle s'étalait, aboutirait sans faute à une variété de ritualisme verbal, lourd de « clichés » et de phrases toutes faites, et qui élaborerait de la littérature avec des dictons, des lieux communs, des proverbes et des histoires aux péripéties réglées d'avance. Il est rare que la démarcation soit aussi nette entre ces deux zones ennemies, dont la frontière est en général assez mouvante elles offrent plutôt des limites extrêmes que des catégories entre lesquelles il faille choisir. Mais la vie des formes littéraires est trop

nettement dominée par ces tendances adverses qui polarisent à leur manière les énergies, pour qu'on ne doive pas s'arrêter à les considérer attentivement.

Le fait littéraire, dans son principe, « exprime >> par des mots un instant de la vie, perçu par un esprit qui ne se contente pas de le traverser, ne prétend pas agir sur lui pour le modifier, mais qui cherche à le fixer en lui donnant un équivalent verbal approprié. Le pouvoir artistique impliqué dans cette espèce de création existe à sa manière à tous les plans de l'humanité. Gavroche s'égaie d'un incident de la rue, et sait trouver l'allusion, l'injure, le mot qui en dégagent la drôlerie. Le rythme d'un travail, la cadence d'une marche déclenchent, chez un boute-en-train d'atelier ou de caserne, un refrain, un couplet qu'anime le mouvement de l'heure présente. Un romancier perçoit la ligne émouvante d'une destinée, un dramaturge le choc de personnalités antagonistes, un visionnaire la transcendance des mérites et des fautes: Manon Lescaut, Othello, la Divine Comédie peuvent être impliqués dans une telle intuition. Tout diffère assurément, dans la substance et dans la disposition de ces faits, puisqu'ils vont de l'agencement symbolique de l'irréel à ce qui ne sera peut-être que la frappe d'une expression d'argot on ne saurait dire cependant qu'il y ait une différence essentielle entre ces manifestations diverses d'une force analogue de l'esprit humain, désireux de rendre apparent, et comme de « transsuder », un moment de la vie.

Le pôle adverse de cette tendance à l'expression, c'est en quelque façon la nécessité de la formule

dans les sociétés humaines. Des valeurs courantes et déterminées, propres à servir de monnaie d'échange entre les individus et les groupes, utilisent à de tout autres fins les mots et leurs combinaisons : il ne s'agit plus, ici, de fixer «< ce que jamais l'on ne verra deux fois »>, mais de maintenir des moyennes, des sécurités, des garanties: l'instinct social semble s'y employer naturellement, sans trop de souci de l'effort expressif, plus individuel dans son essence et qui, pour être spontané. n'a pas besoin de se communiquer aussitôt.

Chacune de ces tendances, cependant, ne laisse pas de faire appel à l'autre. Comme c'est un même instrument, le verbe humain, qui doit satisfaire à ces deux dispositions, il s'ensuit, en effet, qu'entre la tendance à l'expression et l'adoption de la formule, subsistent à la fois antagonisme et échange. L'artiste pur a beau se lasser jusqu'à l'écœurement de banalités de forme, d'images, de suggestions, de qualifications qui eurent, peut-être, leur moment de nouveauté, mais qui se sont ossifiées et pétrifiées, que le courant de la vie tend à dépasser et à mettre en défaut encore lui est-il difficile de n'avoir pas, quoi qu'il en dise, mille attaches avec le banal, le convenu, le « déjà vu »; et surtout, s'il veut trouver un public, il lui faut compter avec les formules secrètes qu'un groupe humain ne manque jamais de porter obscurément en lui-même.

Le «< bourgeois », de son côté, s'effare jusqu'à l'effroi des singularités artistiques par lesquelles sont bouleversés l'ordre des idées ou la hiérarchie des mots. Il déclare ne pas comprendre toute association nou

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