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l'humanisme d'Henri de Régnier n'est pas identique au retour de Chénier à l'antique.

Il est permis de croire, d'ailleurs, que l'anémie des genres ne semblerait vraiment pas plus fâcheuse, à des groupes sociaux étendus, que ne fait en général l'insuffisance des mots. M. Jourdain et M. Poirier ne verraient aucun mal à ce que leur répertoire favori fût éternel. Des nuances nouvelles de sensibilité, à côté d'eux, pourront demeurer fort longtemps sans expression. Un « accident » sera nécessaire, l'initiative d'un individu, un hasard heureux, pour que des tendances latentes se révèlent à leur tour dans la masse et manifestent, par leur adhésion même, une vie qu'on ne pouvait guère soupçonner. Des mots tels que vulgarité, lune de miel, entente cordiale, inquiétants anglicismes à leurs débuts, fâcheux intrus dans le vocabulaire français, ont fait depuis une assez jolie fortune dans notre langue: pourtant, les périphrases ou les à peu près auxquels ils succédèrent suffisaient encore à l'usage moyen du temps. Le public de l'Empire s'accommodait des éternelles tragédies qui se perpétuaient sous le lustre; les gens du bel air, en 1760, restaient les lecteurs satisfaits des Matinées de Cythère ou des Egarements de Julie et de leurs succédanés. Cela pouvait continuer, sans romantisme ni Nouvelle Héloïse.

Il faut, en effet, pour que des variations interviennent, des forces diverses qu'on peut essayer de définir et qui remettent le mouvement, la vie, la différenciation, dans des milieux qui, sans cela, resteraient homogènes et immobiles, et laisseraient la formule dominer invinciblement les démarches des esprits.

LIVRE II

LES CONDITIONS DU MOUVEMENT
EN LITTÉRATURE

CHAPITRE I

La transformation des notions directrices.

La

Effet médiocre des changements politiques sur les vicissitudes des formes littéraires. Action d'un public modifié. transformation des notions directrices et son contre-coup dans la littérature cartésianisme, « sensibilité », romantisme. Comment se transforment les idées ? - Vérification des coïncidences efficaces entre certaines conceptions du monde et de l'homme et certaines modalités littéraires.

Il va de soi que les transformations sociales et politiques produisent des changements dans la littérature, même dans celle qui paraît le plus éloignée du forum et de la tribune aux harangues. La royauté étatiste qui triomphe avec Louis XIV détermina des formes littéraires que les survivants de la Fronde ne goûtaient qu'à demi, tant elles semblaient éloignées de la savoureuse truculence de l'âge antérieur : Mme de Sévigné elle-même eut du mal à se faire à la

discipline de 1660. Les émigrés qui rentraient en France vers 1800 étaient de fort bonne foi, lorsqu'ils déclaraient ne plus rien comprendre aux œuvres en faveur, romans frénétiques et mélodrames excessifs : Bonald s'indignait et Mme de Genlis faisait la petite bouche, mais le prophète et le bas bleu tombaient d'accord pour attribuer au «< génie des révolutions » mille nouveautés qui les choquaient.

Cette influence est moins forte cependant, à y regarder de près, qu'il ne pourrait sembler; ou plutôt elle n'a pas son point vif où l'on s'imagine trop souvent. C'est se leurrer qu'attendre directement, d'un ordre civique différent, un goût aussitôt renouvelé, des créations artistiques désormais originales. Ce n'est pas, évidemment, une entente nouvelle dans la Cité, l'adoption d'un Code, l'octroi d'une Charte ou l'installation d'un souverain qui peut provoquer l'abandon de formes d'art qui se trouveraient, du coup, démonétisées comme un billon suranné. Mme de Staël, à cette date de 1799, s'exagérait la portée artistique des renouveaux révolutionnaires son livre De la Littérature paraissait annoncer une renaissance prestigieuse, issue sans intermédiaire de la récente transformation des institutions françaises; il garantissait presque les effets poétiques, enthousiasme et libre élan, simple naturel et dispositions civiques,

qui allaient résulter

de « l'ordre dans la liberté », de « la morale et l'indépendance républicaines sagement et politiquement combinées» or, l'esprit nouveau, en littérature, se manifestait au contraire, à l'écart de l'« association

républicaine », chez des ci-devant nostalgiques ou chez des émigrés à l'intérieur, un Chateaubriand, un Senancour, un Nodier; et les meilleurs représentants de la France transformée, J.-M. Chénier, Ginguené, Legouvé, s'en tenaient plutôt à des formes à peine modifiées de l'ancien credo littéraire. Delille, après la tourmente, reprend sa place de prince des poètes avec une esthétique invariable. Il en est alors des lettres comme des arts, où les peintures à sujets antiques de David, joie des hommes de la Révolution, avaient été commandées par les Bourbons.

Dirons-nous qu'à cette date de 1800 l'esprit révolutionnaire avait épuisé déjà son effet? Mais 91 n'offre pas avec 1780 d'aussi grandes différences à cet égard que 1748, par exemple, avec 1760, quand Rousseau courbe vers lui des milliers de sensibilités qui semblaient l'attendre. Ce n'est pas, on le sait, 1851 et le Coup d'État qui marquent la fin des grands espoirs romantiques au théâtre, mais bien plutôt 1843. Le passage d'un état social et politique à un autre état, loin d'être un facteur immédiat de mouvement en littérature, n'est vraisemblablement, dans la plupart des cas, qu'une autre manifestation plus tardive de changements déjà enregistrés par cet organe subtil, la sensibilité littéraire. Nodier prétendait que le règne de Napoléon avait rendu à la France « la littérature des dernières années du règne de Louis XV », une Muse couronnée « des roses factices de Dorat » : c'était peut-être, pour une bonne part, la Restauration qui s'annonçait ainsi sous le sceptre impérial.

Aussi Stendhal brouille-t-il quelque peu les choses lorsqu'il écrit, à propos de son style, qu'il juge

opposé à la manière « académique » chère aux petitsmaîtres de 1785 : « J'ai tâché qu'il convint aux enfants de la Révolution, aux gens qui cherchent la pensée plus que la beauté des mots, aux gens qui, au lieu de lire Quinte-Curce et d'étudier Tacite, ont fait la campagne de Moscou ». En réalité, la passion de la liberté et l'expérience de la guerre, loin de détourner des classiques latins le public cultivé, créaient des affinités nouvelles entre quelques apparences maîtresses de l'Antique et les tendances de l'heure actuelle raison de plus pour goûter l'ancienne mythologie, les tropes et les figures du classicisme dégénéré, et pour ne point se délivrer encore << des Grecs et des Romains ».

Voyons ailleurs. L'Italie, entre 1789 et 1815, a passé par des alternatives d'assujettissement et de libération qui auraient dù, si la littérature était directement liée aux institutions, en modifier plusieurs fois l'allure et l'aspect. Rien au contraire de plus constant que les formes littéraires d'un pays qui ne sait guère encore que se préparer à un renouvellement de l'expression, mais qui retrouve avec joie, dans les vers de Monti ou de Salfi, de Cesarotti ou de Lattanzi, les procédés, les structures et presque les rimes qu'il avait aimés au temps de la servitude. « Même les meilleurs parmi les auteurs, les plus convaincus et les plus sincères, continuent à suivre Métastase... Les idées nouvelles ne trouvent d'abord, pour s'exprimer, que des expressions conventionnelles, assemblées suivant des habitudes reçues... » (P. Hazard.)

Le même phénomène pouvait s'observer quelques

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