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un coin d'inquisition ne laisse point de paraître dans toute approbation conférée à un art officiel, qui garde le pas sur les autres. Le romantisme d'un Vigny a dramatisé cette lutte engagée, entre le Pouvoir et la Pensée, dès que la pensée sort du domaine de la théorie pour revêtir des formes engageantes et se risquer sur la place publique. « Chaîne presque sans interruption de glorieux exilés, de courageux persécutés, de penseurs affolés par la misère, de guerriers inspirés au camp, de marins sauvant leur lyre de l'Océan et non des cachots... tous les Infortunés que la poésie ou l'imagination frappa d'une réprobation universelle ...»

«< Universelle » est vraiment excessif. Sans doute, la politique et la morale, dans une époque déterminée, ne comprennent pas toujours de quel secours elles sont redevables, la plupart du temps, à la littérature de l'âge antérieur, qui a pu donner une expression appropriée à des tendances qui, sans elle, seraient restées balbutiantes ou muettes. Les vicissitudes qui transforment tôt ou tard les combinaisons du corps social ont besoin de cet adjuvant qui, à le bien prendre, ne rend à personne plus de services qu'aux maîtres de l'heure, souvent dédaigneux et défiants à son égard. Désagrégation sur un point, la recherche de l'expression littéraire crée sur d'autres de nouveaux groupements d'idées, d'images et de sentiments, à leur tour utiles à la conscience collective.

Aussi semble-t-il que, mieux que les pouvoirs organisés, la masse sente bien ce qu'elle doit à la faculté expressive de la littérature n'éprouve-t-elle

pas plus d'attrait que d'antipathie à l'égard d'une activité de l'esprit qui prête un langage à tout ce qui, chez elle-même, tend obscurément à être exprimé quelque jour? Curiosité pour l'art subtil de «< tout dire », contre-balançant en tout cas, dans le grand public, la crainte de l'insincérité, atténuant le sentiment que prétendait observer Flaubert, « la haine que l'on porte au Bédouin, à l'hérétique, au philosophe, au solitaire, au poète, et il y a de la peur dans cette haine... »

Éprouver une répugnance semblable, ne serait-ce point, de la part de la société, le plus chimérique des soucis? Son existence à elle seule, et sa durée, depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui s'intéressent à la littérature, démontrerait assez que l'action dissolvante attribuée souvent aux lettres ne saurait prévaloir contre les forces qui maintiennent une homogénéité sociale suffisante, l'entente relative sur nombre de données indispensables. Il n'est pas sûr que tout écrivain puisse prétendre résumer l'essentiel de l'humanité et répéter pour son compte l'apostrophe fameuse de Victor Hugo «< Insensé, qui crois que je ne suis pas toi! >> Les attaches de l'inspiration littéraire avec la sociologie générale ont été souvent exagérées par les philosophes et les esthéticiens. Et pourtant, la littérature resterait sans écho si des accords assurés ne préexistaient pas; on peut même dire qu'elle n'existerait pas, si elle ne faisait une part importante, parfois involontaire, souvent consciente, à mille nécessités qui atténuent l'individualisme primordial de toute création.

CHAPITRE II

Les exigences de la formule.

Nécessités linguistiques; elles se retrouvent dans le choix des moyens et des formes littéraires à tous les degrés. Causes principales de fixité en littérature: le goût du public pour le connu, le déjà vu; le moindre effort chez les écrivains.

Quelques exemples, de formules au théâtre et dans le roman. Causes plus profondes, qui tiennent aux conventions sociales elles-mêmes et aux postulats nécessaires de la communauté.

Les historiens de la littérature américaine ont observé qu'il n'a fallu guère moins de cinquante ans de vie nationale, entre l'Atlantique et le Pacifique, pour évincer de la poésie de leur pays l'alouette et le rossignol. Ces deux espèces d'oiseaux n'existent pas aux États-Unis; nul poète, à moins d'un voyage en Europe, ne pouvait se vanter de les avoir entendus; ils n'en continuaient pas moins, dans les vers lyriques et descriptifs d'outre-mer, leurs chants traditionnels les tirelires de l'un, les roulades de l'autre ne font-ils point partie, de par Shakespeare, Wordsworth et Keats, de toute évocation poétique du matin ou du soir? Et la revue The Dial, vers 1834, aurait été la première à accueillir, au lieu de ces

intrus, des représentants avérés de la faune américaine, la mésange bleue et la grive.

Ce n'est qu'un détail, mais caractéristique, de la tendance humaine à adopter des formules. L'essentiel, pour les groupes sociaux, n'est pas en effet que l'art exprime la diversité des phénomènes; c'est bien plutôt que sentiments, passions, objets extérieurs soient associés à des expressions à peu près constantes, certaines et peu variables, dont puisse user l'expérience journalière, et qui permettent à l'avenir de se rattacher sans secousse au passé.

Toute littérature, en conséquence, comporte une part de ritualisme : c'est-à-dire que les moyennes humaines, incarnées dans un certain nombre de types, d'anecdotes, de situations, liées à des gestes admis et à des couplets ne varietur, forment une masse plutôt compacte où la variation est malaisée. L'alouette stridente dans le ciel matinal, le rossignol pathétique dans une nuit de juin : voilà des « motifs >> admis, desquels la réalité même a beaucoup de mal à se déprendre. Ils s'imposent, par une signification préétablie, aux phénomènes les plus authentiques; l'allégresse de l'homme qui reprend sa tâche journalière, la langueur des amants attardés sous les étoiles sont associées à ces comparses connus, qui ne manquent point d'apparaître même en un pays où manquent l'alouette et le rossignol: ornythologie littéraire à laquelle se pliera le poète.

Ordinairement, les littératures conservent assez de souplesse pour modeler leurs manifestations sur la vie. Les littératures occidentales en tout cas : mais on cite la Chine et la Judée, d'autres peuples encore de

l'Orient qui gardèrent longtemps intactes, avec le trésor de leurs croyances et de leurs coutumes, des formes littéraires aptes à satisfaire durant des siècles le besoin d'émotion des groupes. Non que les conditions sociales n'y eussent subi aucun changement qui légitimât des modalités nouvelles; mais le plaisir esthétique, lié à une littérature traditionnelle, suffisait dans un public renouvelé à contenter la curiosité et le goût. Ajoutez qu'une défiance extrême à l'égard de tout exotisme, le culte ponctuel du passé national empêchaient les germes venus du dehors de pénétrer et de se développer. On dit qu'aujourd'hui, pour d'autres raisons, l'Australie, à peine formée, déjà murée obstinément, se trouve en pleine routine intellectuelle, faute de ferments actifs. Et, par là, des sociétés fort civilisées à d'autres égards peuvent ressembler à des tribus sauvages : les mêmes chants rituels suffisent à la naissance, au mariage, à la mort des générations successives de Fuégiens ou de Papous, et les particularités de sentiment que pourrait éprouver, à ces occasions, un individu spécialement doué sont obligées de s'adapter, avec de faibles variantes, à un chant rituel, un épithalame, un thrène ingénus qui se perpétuent à travers les âges.

D'ailleurs, même dans nos littératures moins immobiles, des forces considérables tendent à créer des formules, toujours prètes à accueillir paresse et moindre effort, à offrir des chemins battus à l'élan original, sollicitant l'esprit de l'artiste vers une ligne toute préparée de développement, obligeant le «< nonconformisme» le plus décidé à infléchir lui-même

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