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n'avait eu aucune influence immédiate, bien que la possibilité même d'un tel « aperçu » dût supposer en tout cas un esprit fait comme le sien. Il avait, ensuite, à son entière discrétion la conduite des scènes et le dialogue des personnages, il pouvait y travailler chaque jour et à chaque heure, et en faire, des semaines durant, l'objet de son labeur...

D'ailleurs cet « aperçu », chez beaucoup d'écrivains et peut-être chez Goethe lui-même, ne se produit pas au moment de la genèse poétique: il suivrait plutôt un intermède de sourd malaise, de rythme imprécis ou de perception chaotique; avec lui apparaîtrait un principe d'organisation et d'ordre dans le tumulte préparatoire ou la rèverie préalable. Une sorte d'« illumination », au gré des plus conscients, semble marquer le passage des opérations intellectuelles imprécises à l'idée organisatrice d'une pièce ou d'un roman. Il est possible que cette image intérieure ne soit qu'en partie réalisée dans l'œuvre à venir, ou même que l'élaboration artistique la fasse disparaître entièrement; elle n'en a pas moins été une sorte de schéma autour duquel, par lequel ont pu s'organiser des fragments arrachés à la réalité et redevenant à leur manière de la vie. Sans doute, les œuvres faites « sans nécessité »> ne la supposent en aucune façon; d'autre part, le rythme. profond de l'appareil des sens chez chacun de nous

visuels ou auditifs ne laisse pas de varier selon des modes différents ces limbes indistincts de l'activité créatrice.

A défaut d'une impérieuse impulsion extérieure, une telle vision a dû s'imposer, à quelque degré, à

tous ceux qui prétendaient isoler du monde un groupe vivant de phénomènes. Il n'est pas sûr qu'elle soit spécifiquement différente chez l'écrivain qui opère sur la réalité prochaine, chez celui que des souvenirs inspirent, chez cet autre qui voudrait faire appel à des choses transcendantes. Maupassant est forcé par son maître Flaubert à « faire voir d'un seul mot en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres qui le suivent ou le précèdent »; Chateaubriand entrevoit «< une ombre, que longtemps après j'appelai Cymodocée, qui se dessina vaguement dans ma tête, aucun trait n'en était arrêté. Une fois Cymodocée devinée, je m'enfermai avec elle, comme cela m'arrive toujours avec les filles de mon Imagination : mais, avant qu'elles soient sorties de l'état de rêve et qu'elles soient arrivées des bords du Léthé par la porte d'ivoire, elles changent souvent de forme... >>

On pourrait croire que, chez les auteurs dramatiques, l'intuition créatrice se manifeste surtout, de leur aveu, par une notion de conflit et de lutte : Fromentin nous a présenté, dans Dominique, un apprenti dramatiste, Augustin, qui aligne des noms avec des indications de tempérament, de condition et d'âge, et qui laisse entrer en bataille ces personnages imaginaires. F. de Curel, entrevoit d'abord, peu discernables, de purs fantômes qui sont ses futurs protagonistes. O. Ludwig, auteur d'un Forestier bien connu dans la littérature allemande, aperçoit intérieurement, « dans un éclair », pendant l'audition d'une symphonie de Beethoven, la figure de son héros dont il ne sait rien encore, mais qui

affirme d'un geste têtu la valeur de son bon droit : et Ludwig tentera d'écrire le drame de la justice subjective. Sardou apercevait d'avance ses personnages en scène. R. Wagner a vu, nettement individualisés, plusieurs des héros de ses drames, et a fait converger l'économie de ses livrets d'opéra vers des attitudes ou des scènes déterminées.

De l'intensité de cette vision a paru dépendre, pour des artistes très exigeants, la netteté de toute forme. « Il faut, disait Flaubert, que la réalité extérieure entre en nous à nous en faire presque crier pour la bien reproduire; quand on a son modèle net devant les yeux, on écrit toujours bien. » Et il se plaisait à répéter l'axiome de Goethe: << Tout dépend de la conception », selon lequel se concentrent, dans les linéaments de l'illusion intérieure primitive, toutes les modalités de l'œuvre future, repliées et emboîtées l'une dans l'autre comme les pétales de la fleur dans le bourgeon naissant.

Sans doute convient-il enfin de rattacher à cet ordre de phénomènes le rôle joué par les stupéfiants et les excitants dans l'élaboration de tant de nouveautés littéraires. Il résulte de leur emploi une liberté accrue dans les associations d'images, comme si ces moyens libéraient la fantaisie du contrôle indiscret de la raison, de la hantise gênante des exigences sociales: mais leur rôle ne va guère au delà, semble-t-il; et le bon Schiller, qui amassait dans le tiroir de sa table des pommes pourries, devait sans doute à ce modique excitant le même genre d'ivresse que les grands «< pervers » de la littérature, Hoffmann ou De Quincey, ont pu demander au punch

ou à l'opium. Là comme ici, les combinaisons d'idées et de souvenirs se trouvaient facilitées, sans que leur nature ou leur intensité aient pu rencontrer, dans ces adjuvants, un bénéfice particulier. L'excitation au travail, chez les vrais artistes, vient du sujet lui-même; mais il va de soi que des conditions physiologiques déterminées peuvent y aider.

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L'espèce de volte-face, de tressaut qui fait de la conception littéraire un acte obstinément individuel, ne s'arrêtera là que pour les insuffisants ouvriers une idée, une œuvre entrevue ne dépassera point pour eux cet état embryonnaire toute rêverie en comporte de pareils. Pour franchir véritablement les limites des limbes et trouver sa forme visible, le germe devra se développer; or, individualisée déjà au point obscur de sa genèse, l'œuvre d'art authentique continue à isoler à sa manière. l'écrivain, tout en faisant de lui le point de rencontre de lignes innombrables qui le rattacheront au reste de l'univers.

« Un « aperçu » authentique, disait Goethe, doit être regardé comme une maladie qui vous a été inoculée >> c'est-à-dire que le germe artistique, susceptible de vie, qu'un esprit réceptif a reçu et que ne vient pas « forcer » une personnalité exubérante ou étouffer un insuffisant génie, se développe de lui-même selon des lois particulières. Le merveilleux égoïsme d'un esprit ainsi fécondé, sachant tirer à lui les forces nourricières propres à une croissance harmonieuse, a été souvent observé :

ses contacts avec le monde sont des annexions plutôt que des alliances, et c'est bien une sorte de gestation qui amène, jusqu'à l'embryon dont il est le réceptacle, ce qui est propice à son développement. « Je suis, disait l'excellent Ballanche méditant un livre, comme une femme grosse qui porte toujours son fruit avec elle. » Et Vigny, avec une autre image :

Lorsqu'une idée neuve, juste, poétique, est tombée de je ne sais où dans mon àme, rien ne peut l'en arracher; elle y germe comme le grain dans une terre labourée sans cesse par l'imagination. En vain je parle, j'agis, j'écris, je pense même sur d'autres choses: je la sens pousser en moi, l'épi mùrit et s'élève, et bientôt il faut que je mois

sonne...

Zola ne fera pas dire autre chose à son porteparole Sandoz, dans l'OEuvre, avec plus de romantisme physiologique, il est vrai : « le germe apporté dans le crane mange la cervelle, envahit le tronc, les membres, ronge le corps entier... >>

Sous l'exagération naturaliste, reconnaissons dans des déclarations de ce genre et il serait aisé d'en accroître le nombre l'équivalent de ce qu'affirmait Dante, lorsqu'il disait que le dessein de sa Vita Nuova avait « germé d'une semence tombée du ciel par hasard. » Quels que puissent être les emprunts faits à des modèles (puisque l'invention la plus hardie n'est souvent qu'un faisceau d'imitations), l'artiste a créé du nouveau dès qu'une cohésion organique maintient cette combinaison, qui est la sienne, et dissimule dans un vivant tissu

La couture invisible et qui va serpentant

Pour joindre à son étoffe une pourpre étrangère...

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