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ritoriales. Et, au lieu de songer en premier lieu à une littérature française qui semble surtout intelligible (<«< tout ce qui n'est pas clair n'est pas français ») ou à une littérature espagnole aux allures chevaleresques, on serait naturellement tenté de retrouver, avec leurs caractères propres, une littérature <<courtoise » qui serait raffinée et précieuse, une littérature « bourgeoise » qui serait railleuse et pratique, une littérature « populaire » qui serait simpliste et cordiale, une littérature « chrétienne »> édifiante ou une littérature « libertine » insouciante...

Encore le langage, témoin et résidu d'une part considérable de la vie des littératures, ne suivrait-il pas aisément une telle stratification. On peut donc admettre que l'existence de la littérature aboutit à en abîmer les formes dans une sorte de vie indistincte et anonyme, dont elles participent bon gré mal gré. Une chanson de Béranger, dédaignée aujourd'hui, un lied rhénan que personne ne module plus jamais, un concetto italien désormais oublié, un roman suranné du xvin° siècle anglais, finissent par subsister impersonnellement, comme des indiscernables, simples atomes agglomérés à des milliers de molécules analogues, poudre colorée finissant par donner ses teintes à une fresque qui réunit un infini de corpuscules pareils. Très peu d'œuvres faut-il le répéter? possèdent réellement, par elles-mêmes et pour très longtemps, la vertu leur permettant de survivre aux conditions qui ont suscité leur existence. Elles ne sont pas non plus très nombreuses, les productions anciennes qu'un caprice du goût rappellera à l'attention, que le besoin de

s'appuyer sur le passé proposera à l'émulation de nouveaux créateurs, ou qu'un simple plagiat, un caprice, un hasard, l'exploration d'une bibliothèque de campagne, fera revivre un instant, loin des siècles qui les ont vues naître.

Si bien que la forme la plus assurée de survie et de durée, dans l'état présent du monde, reste sans doute, pour une forme littéraire, de contribuer aux nuances offertes, dans la concurrence générale, par les diverses nationalités intellectuelles. C'est peutêtre une variété atténuée d'existence, un mode un peu falot de pérennité : cette annexion n'en a pas moins sa beauté; elle comporte des garanties rassurantes, sinon de résurrection individuelle, du moins de persistance anonyme. Et puisque certains vastes ensembles poétiques, l'Inde, la Grèce antique, ont encore le pouvoir de nous attirer ou de nous charmer quand ont disparu depuis longtemps les civilisations qui les créèrent, il semble bien que ce soit le moins précaire refuge, la suprême chance de durée offerte à une tentative intéressante d'expression, que d'être maintenue le plus longtemps possible, par les hommes de même idiome, au nombre des éléments qui donnent son accent à une littérature nationale.

CONCLUSION

Très justement, la philosophie de la solidarité nous invite à révérer, dans mille commodités qui trop souvent sembleraient aller de soi, le résultat et l'indice des efforts lointains d'ancêtres oubliés ou d'humbles contemporains :

Le laboureur m'a dit en songe : « Fais ton pain... » ... Nul ne peut se vanter de se passer des hommes...

Ne devrait-on pas, de même, observer que la vie courante des civilisés, fussent-ils les plus éloignés de toute littérature, est redevable à sa manière de son aisance et de sa souplesse aux « expressions » créées, pour des nécessités esthétiques, par des écrivains? Manzoni affirmait que bien des gens n'auraient pas l'idée d'être amoureux, s'ils n'avaient jamais entendu parler de l'amour; et sans doute quelque suspicion était-elle, par là, jetée sur la spontanéité du sentiment qui passe pour le plus naturel à l'espèce humaine : il serait sans doute aussi vrai de dire que bien des gens seraient fort en peine de manifester par des mots les sentiments qui les agitent, les idées auxquelles aboutissent leurs expériences, sans l'aide secrète que leur prête à distance

l'effort désintéressé d'un artiste. Un bon bourgeois qui écrit une lettre de condoléances, une jeune fille qui rédige son journal intime, un fiancé qui fait sa cour, une servante qui copie des pages du « parfait secrétaire », un cercle de dames qui creuse de la casuistique sentimentale: autant de tributs, parfois insoupçonnés, à mille précédents littéraires; autant de dépendances de forme à l'égard d'états d'âme qui ont trouvé, dans un autre plan, une expression plus ou moins heureuse; et, par delà le langage qui en permet la manifestation, autant de gestes ou de désirs humains que la littérature a peut-être libérés indirectement de la gangue du quotidien, de l'indistinct et de l'amorphe.

Sans doute, il entrera de l'insincérité et de l'artifice, de la « littérature » enfin, dans ces façons de dire ou de penser, que leur valeur spontanée ne suffit point à animer et à mettre en forme. Cathos et Madelon sont ridicules de donner dans le jargon du haut style et toutes les sottes billevesées de la fausse préciosité. M. Perrichon ferait aussi bien de rester sans voix devant la mer de Glace, plutôt que d'orner d'une « pensée », au salon de l'hôtel, le livre des étrangers. Cependant, si l'homme en était réduit vraiment aux simples suggestions de son moi authentique, la vie sociale manquerait un peu de variété et d'agrément. Quelques proverbes, quelques sentences religieuses, une monnaie inusable de dictons et de maximes viendraient tout juste agrémenter, j'imagine, la stricte manifestation des instincts, des besoins et des volontés: cela ne paraît pas sans charme, aperçu de loin, dans les sociétés peu évo

luées; mais cette simplicité naturiste est surtout appréciée, le contraste aidant, par les raffinés, les curieux, les esprits qu'une pratique littéraire intense a trop rompus aux subtilités expressives. La vie ne va pas dans ce sens : elle tend incontestablement à l'individuation, à l'hétérogénéité sociale. Même indépendamment de leur contenu, les formes littéraires. jouent à cet égard un rôle qu'il est plus aisé de condamner que de contester.

C'est à ce titre qu'un romancier, Stevenson, a pu dire que « les livres les plus influents, les plus vrais dans leur influence, sont des œuvres de fiction. Elles ne clouent pas le lecteur à un dogme qu'il devra ensuite reconnaître inexact; elles ne lui enseignent pas une leçon qu'il lui faudra plus tard désapprendre. Elles répètent, elles réordonnent, elles clarifient les leçons de la vie ». Et le grave Emerson, aimablement, déclarait que « souvent il trouvait des traces du roman écossais ou français dans la politesse et le brillant de jeunes enseignes, étudiants et employés », c'est-à-dire que, pour un Américain de 1840, la courtoisie d'un héros de W. Scott, la fringance d'un Rubempré ou d'un Rastignac étaient une implicite leçon, une tacite exhortation à plus de brio ou plus de souplesse d'esprit et de propos - un ferment de civilisation, quoi qu'en puissent penser des esprits chagrins. Le bon Huet, évêque d'Avranches, attendait de même, au XVIIe siècle, une leçon de savoir-vivre de toute fiction romanesque et faisait indulgence, à ce titre, au plus décrié de tous les genres.

De tels effets, dira-t-on, sont sujets à s'atténuer et

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