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CHAPITRE III

Les synthétismes nationaux.

Les caractéristiques nationales; leur importance et leur danger. Part de vérité incontestable et part d'erreur nécessaire. - Les littératures ne sont pas nationales, mais le deviennent. Quelques variations et incertitudes concernant les littératures française, anglaise, allemande. — Grandes lignes déterminantes de la nationalité littéraire.

La plus exigeante, en effet, de toutes ces simplifications, la plus légitime par certains côtés, la plus contestable par d'autres, est celle qui assimile étroitement les nationalités à leur littérature, et qui rattache strictement à l'unité territoriale l'effort multiple qui s'est manifesté sur un sol donné. «< Littérature nationale », « art national » : l'ancien huma'nisme ignorait de telles formules; c'est aux environs de 1780, quand se prépare la grande lutte occidentale pour les nationalités, que des expressions de ce genre commencent à apparaitre; elles n'ont guère cessé, depuis, d'occuper une place en vedette dans notre terminologie courante.

Or, nous avons vu quelles réserves appelle, d'une part, l'hypothèse qui verrait dans la littérature l'expression directe de la société; et combien aussi

une entité trop homogène, ethnique ou nationale, rendrait difficilement compte de l'effort qui crée des formes littéraires variables, diverses, ajustables à des perceptions assez variées de la vie. « Les genres, déclarait Balzac, appartiennent à tout le monde, et les Allemands n'ont pas plus le privilège de la lune que nous celui du soleil et l'Écosse celui des brouillards ossianiques. » Et Léon Daudet: « Les courants de l'esprit humain tourbillonnent, se remplacent, accomplissent des migrations, tels les peuples qu'ils représentèrent. L'intelligence s'élargit, le point de vue devient cosmopolite, et la race, sans sortir de chez soi, participe aux troubles, aux erreurs, aux sensibilités des races les plus éloignées... >>

Sans doute, le cadre de l'idiome empèche la litté– rature d'ètre, si l'on peut dire, d'ailleurs que chez elle. Les brouillards ossianiques peuvent être vite conjurés par la simple texture d'une langue; une singularité extrême de pensée, les raccourcis farouches de l'intuition, une tendance excessive à l'imagerie poétique, à la comparaison et à la métaphore, prospéreraient difficilement, étant mal à l'aise en un langage analytique, dans le pays qui se sert de celui-ci. Inversement, la netteté des concepts et leur liaison logique, la finesse de la dissociation mentale. seraient à la gène dans un idiome habitué à d'autres modes de pensée et aboutiraient à grand'peine à une expression littéraire. Un Carlyle français, un Benjamin Constant espagnol, un Arioste norvégien se laissent difficilement concevoir. Quelle pauvre figure font en général, dans des traductions litté

rales, des œuvres issues de civilisations vraiment éloignées l'une de l'autre par la longitude ou les siècles! Le même genre de dépaysement frapperait dans chaque peuple, cela va sans dire, les nuances de sensibilité qui ne correspondraient pas à des dispositions tout au moins possibles, parce que nulle aisance d'expression, nulle sécurité linguistique ne viendrait s'offrir à qui tenterait de les mettre en forme.

En ce sens, les manuels de littérature ont raison d'exclure de leur champ d'observation, par exemple, tels auteurs de mérite qui, Français ou Italiens du XIIe siècle ou du xe siècle, bons Français et bons Italiens, j'imagine, écrivaient en latin. La langue définit assurément, dans une immense mesure, le caractère des lettres nationales; les gens qui la parlent rattachent ainsi à un sol déterminé, à une leçon spéciale de « la terre et des morts », l'effort vers l'expression, qui pourrait se perdre dans l'espace éthéré des idées pures et des langues artificielles ou désuètes.

Mais dans ce cadre, mouvant lui-même, quelle diversité reste possible! Et quelles variétés ne suppose pas, aussi bien que le génie d'une langue, l'esprit de la littérature qui en fait usage! Un idiome change assez, dans une suite de siècles, pour passer de la logique à l'impressionnisme, de l'armature rigoureuse d'un Bossuet à l'émiettement d'un Francis Jammes, de l'ondoyance d'un Montaigne à la sécheresse d'un Stendhal, de la lucidité d'un Voltaire au clair-obscur d'un Quinet, de la luxuriance d'un Rabelais à la maigreur d'un

Mérimée comment ne pas supposer, dans l'intérieur de ces limites variables, quelque aisance d'évolution pour la littérature? Sans doute, la langue parlée ne participe guère de telles variations, et l'intelligibilité reste son vrai critère; mais toutes les langues sont suffisamment claires pour ceux qui s'en servent instinctivement, l'allemand et le chinois autant que le français et l'italien. L'art s'efforce précisément de faire accepter, à des perceptions moyennes, des notations plus intenses obtenues par des procédés de choix; et un état de civilisation très médiocre se contenterait seul d'une littérature réduite aux possibilités d'expression de l'usage courant.

* * *

Brunetière observait justement qu'on se satisfait trop vite des caractéristiques nationales, pour définir un monument littéraire éminent. «Il n'y a rien de plus anglais, j'en conviens, que les comédies de Shakespeare: les Joyeuses commères de Windsor ou Le Songe d'une nuit d'été, ni rien de plus espagnol que les autos de Calderon, ou les Visions de Quevedo. Le Prince de Machiavel est sans doute encore un livre bien «< italien », les Affinités électives sont un roman bien <«< allemand ». Et il se pourrait, à la vérité, qu'un autre mot n'expliquât pas moins heureusement ce que ces œuvres célèbres ont de plus original. Il se pourrait, en y songeant, que le Prince fut moins italien que « machiavélique », et les Joyeuses Commères de Windsor, après tout, moins

anglaises que «< shakespeariennes ». Nous ne connaissons, en effet, qu'un seul Machiavel et qu'un seul Shakespeare. C'est ce qui donne à penser que leurs qualités ne leur appartiennent pas moins, leur appartiennent plutôt à titre individuel qu'à titre national. Combien de Gaulois, et même de Champenois, ne sont pas La Fontaine! Combien de Bourguignons, et de Français, par conséquent, ne sont pas Lamartine ou Bossuet, mais Piron, par exemple!... >>

'Cette revendication, c'est au nom des particularités individuelles du penseur ou de l'artiste que l'élevait l'auteur des Études critiques; or, l'examen des << sources » de l'invention ou de l'expression littéraires permet de la pousser plus loin encore, nous l'avons vu, puisque d'innombrables emprunts alimentent les arts nationaux et jettent un vaste réseau d'analogies et de dépendances sur des ensembles autrement étendus que les littératures particulières. Comment voir dans Mathurin Régnier un représentant absolu de l'« esprit gaulois », s'il a emprunté à l'Arioste sa conception même de la satire? Comment retrouver dans le théâtre de Schiller le génie allemand dans sa plus haute incarnation d'art, si la formule dramatique dont il s'inspire est nettement celle de Voltaire ou de Diderot? Comment s'extasier sur les particularités merveilleusement françaises d'un Victor Hugo, si ses intimes amis de 1840 étaient surtout frappés des affinités qu'il offrait avec l'« esprit germanique », tel du moins qu'on l'entendait communément à l'issue du romantisme? Et comment surtout prétendre

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