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LIVRE IV

LES GRANDES ADOPTIONS COLLECTIVES

CHAPITRE I

La renommée.

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La gloire du nom ou la gloire de l'œuvre. L'existence anonyme des formes littéraires. Toute renommée durable est fondée sur un jeu de probabilités qui prolonge ou qui crée certaines grandeurs littéraires. Signification symbolique prise par les très grands noms.

Si tout succès procède d'un « coup d'État », toute renommée se fonde, à vrai dire, sur un jeu de probabilités. C'est une sorte d'hypothèse, en effet, relative aux vicissitudes ultérieures du goût et au développement des idées dominantes, qui supporte toute réputation destinée à prendre de l'ampleur et la durée. RENOMMÉE, « célébrité répandue en tous lieux », disent les dictionnaires; et, pour les créateurs d'expression littéraire, c'est la suprême survie qui s'attache à cette diffusion extrême d'un nom, d'un titre, d'une pensée, d'un fragment quelconque...

Le phénomène de la renommée se présente d'une façon un peu différente dans les lettres et dans l'histoire. Une renommée historique demeure sensiblement inamovible, au moins dans une ère donnée Louis XI ou Richelieu pourront être, dans un même siècle, fort différemment jugés; Napoléon passera, dans une période assez courte, par les pôles opposés de la gloire; ils n'en restent pas moins notoires, ayant modifié profondément l'aspect d'une nation ou d'une société, - et c'est à quoi équivaut, en somme, toute grande intervention historique. Il faudra, pour qu'on les oublie, qu'on cesse de s'intéresser à des zones entières du passé.

Il n'en est pas de même pour une renommée artistique. Sans doute, des lexiques ou des manuels feront émerger longtemps un grand nom; des études rétrospectives signaleront le retentissement d'une œuvre dans le milieu contemporain. Des rues, des places, des avenues, auront été baptisées d'un patronymique notoire. Mais la renommée véritable, dans la littérature et tous les arts d'expression, doit comporter autre chose, une signification durable, une auréole persistante. Et c'est par là que le flux des phénomènes entraîne avec lui toute gloire et l'empêche de conserver en toute certitude une valeur permanente. Le paradoxe d'hier, aujourd'hui lieu commun, peut devenir préjugé demain, et la forme est soumise à ces fluctuations aussi bien que les idées qu'arrivera-t-il de la réputation la mieux fondée en apparence, si l'enjeu d'autrefois ne correspond plus aux mises d'une autre époque? Vérifications incessantes et revisions continues et secrètes,

que précède d'ailleurs, chez tout écrivain, une sorte de pari concernant les futures manières de penser et de sentir.

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Plus encore que pour affermir un succès ou amorcer une réputation, un nom semble indispensable pour fonder une renommée : les deux mots sont d'ailleurs voisins. Le patronymique, dans nos sociétés occidentales, fait tellement corps avec l'individu que cet assemblage de lettres est devenu l'étiquette nécessaire de toute action humaine qui mérite de retenir l'attention de la société.

La faculté de diffusion d'un nom est assurément pour quelque chose dans la gloire. A. Dumas rencontra un jour un Hollandais qui lui affirma que son pays contenait deux poètes qu'il fallait mettre bien au-dessus de Lamartine et d'Hugo; ils auraient été connus du monde entier, « si on pouvait prononcer leur nom dans un autre pays qu'en Hollande ». Opposez à cette difficulté onomastique, non pas tout à fait le nom de Lamartine, qui sembla bizarre et vulgaire à quelques-uns, mais celui de Victor Hugo dont l'H évoqua de bonne heure les tours de Notre-Dame, dont les quatre syllabes sonnent «< comme quatre coups de clairon» il est certain qu'une faveur inestimable s'attache à cette étiquette primordiale de l'individu civilisé. Les humoristes se sont même plu à l'exagérer et à faire toutes les variations possibles sur l'ancien dicton latin, bonum nomen, bonum omen. Il est vrai qu'après un certain temps, la célébrité du nom et les notions qui s'y trouvent

ce

associées empêchent de songer à sa signification ou à sa médiocre euphonie, et Racine ou La Fontaine n'ont plus à compter avec des fins de non-recevoir de ce genre; mais l'influence des noms sur les renommées débutantes, ou encore hésitantes, peut très bien faire passer un Lefranc de Pompignan, un Malfilâtre ou un Baour-Lormian par une période difficile. Mercier notait déjà, dans son Tableau de Paris, que le nom de Voltaire était fait pour la gloire; ceux de Pichegru ou de Dugommier ont paru grotesques à de sarcastiques aristocrates n'est pas simplement dans un poème épique qu'un héros peut avoir tort de s'appeler Hildebrand, et notre xvIIe siècle en voulait, par exemple, aux trois conjurés légendaires de la libération helvétique de porter des noms moins favorables à l'euphonie que ceux d'Harmodius ou d'Aristogiton. Le nom de Fualdès nous semblera toujours désigner l'assassin plutôt que la victime d'un crime inoubliable; et beaucoup de «< Welches » authentiques ignorent encore à qui s'adressait ce terme de persiflage.

L'homonymie est toujours funeste à l'une au moins des renommées qui se trouvent en jeu; si leurs prétentions sont du même ordre, l'estime qu'ont chance de rencontrer un Corneille cadet, un second Racine ou d'autres Rousseau sera diminuée au profit de leurs concurrents, et les « trois Dumas » ne doivent peut-être qu'à leurs activités divergentes d'être accueillis sans trop de déficit pour deux d'entre eux — mais lesquels? dans le large souvenir de la postérité. Elle n'aime guère les dynasties en littérature. Il est vrai qu'un tel désavantage ne laisse

d'avoir ses compensations: la certitude de se faire remorquer, même au prix d'une diminution de renom, par le patronymique illustre qui passerait inaperçu sans cela. Pour un Marot, un Schlegel, un Musset et bien d'autres, il y eut peut-être, à l'origine de la renommée, quelque avantage à reprendre un nom qui avait déjà eu l'oreille d'un public réduit, mais attentif. On a même cité des exemples de confusions plaisantes où l'illustration d'un auteur s'augmentait illégitimement de toute une notoriété qui revenait de droit à un lointain homonyme tant il y a de force d'attraction dans un nom qui commence à voler sur les lèvres des hommes.

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Un premier succès, une réputation faite, l'estime des contemporains ne sont pas aussi indispensables qu'on pourrait croire à l'établissement d'une renommée. Il arrive que la postérité répare avec éclat des oublis ou des négligences: la gloire de Stendhal est toute posthume, et le romancier qui, de 1817 à 1842, tira de ses œuvres complètes la somme effarante de cinq mille sept cents francs, est abondamment dédommagé de son obscurité relative. L'histoire littéraire compte un certain nombre de ces << sauvetages », où une adhésion fort tardive confère une immortalité d'outre-tombe à des œuvres qui n'avaient pas « vécu », ou à peine, du vivant de leur auteur.

Cependant, il est rare que l'applaudissement passager de la vogue ne soit pas la première condition

V

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