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d'Otrante, de Walpole, ne fait qu'une brève et vive sensation d'abord et n'a que trois éditions de 1764 à 1766. En 1786, la vogue y vient, et les rééditions se succèdent très vite. Chacune des pièces de Sedaine passait pour tomber à la première représentation, et pour « aller ensuite à la centaine » : c'est en somme ce qui s'est passé bien souvent dans l'histoire littéraire. Le Dominique, de Fromentin, qui n'eut guère au début que l'approbation de G. Sand, de Flaubert, de Gautier, n'a trouvé que longtemps après 1890 les admirateurs qu'il mérite. La réputation de Maurice de Guérin, si précaire au moment du Centaure, n'a trouvé que récemment quelques garanties de durée.

Pour tous ces ouvrages, le temps modifiait les conditions et les critères et créait, pour le fond et la forme, des dispositions consonantes que les contemporains n'avaient point connues. Le « beylisme » et ses procédés d'analyse pour la génération réaliste française, le roman noir pour l'Angleterre excédée de conventionalisme, l'intimité pénétrante de Fromentin ou le lyrisme panthéiste de Guérin se réveillaient avec une valeur accrue, comme ces terrains à bâtir qui bénéficient de plus-values exorbitantes beaucoup moins en vertu de leur sol lui-même qu'en raison du grand développement de leurs alentours.

Ce n'est pas tout à fait ainsi que nos classiques entendaient la loi qui leur paraissait dominer ce genre de phénomènes. Pour eux, il était convenu que la minorité des gens de goût ne pouvait manquer de faire, une fois pour toutes, la loi au grand public, et que l'opinion des connaisseurs

devait s'imposer à une masse moutonnière, dans le même plan rationnel, et simplement parce que le vrai mérite avait un peu de la solidité des vérités logiques. La réputation était le légitime « coup d'État », cette fois, d'une poignée de « délicats » ralliant à leur vue le grand public, « parce qu'à la longue le vulgaire est toujours et en tout mené par un petit nombre d'esprits supérieurs, et cela en littérature comme en politique» (Voltaire à Hénault, 1734). Renan voyait de même, dans une réputation, le fait de trois ou quatre mille lettrés inconnus et épars, sans lien ni autorité visibles, mais dont l'opinion devient à la longue souveraine; et Emerson estimait que <«< l'histoire littéraire et toute l'histoire est un memento du pouvoir des minorités, et de minorités composées mème parfois d'une unité... Chaque livre est écrit avec un constant et secret appel aux quelques personnes intelligentes que l'auteur suppose exister dans le million... » Mais une telle estime des minorités éminentes, outre qu'elle s'exagère peut-être l'incorruptible valeur des élites, compte trop peu avec l'extension du public, la variation du goût, et avec ce fait que des raisons adventices entrent en jeu dans l'histoire de n'importe quelle renommée, et, comme l'affirme Balzac, que « sur dix ovations obtenues par dix hommes vivants et décernées au sein de la patrie, il y en a neuf dont les causes sont étrangères à l'homme couronné... »

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En somme, une réputation peut être déraisonnable; elle n'est jamais irrationnelle. Le Solitaire de

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d'Arlincourt, traduit aussitôt dans toutes les langues (sauf en français, disait un homme d'esprit), Henry Gréville et les cent trente-cinq éditions de Dosia, Georges Ohnet et le succès inouï du Maître de forges, avec tout le prestige qui s'attache pour longtemps à des auteurs aussi heureux voilà des phénomènes qui peuvent choquer un observateur homme de goût, mais qui sont à leur manière conditionnés par une suprême logique, l'appropriation d'une œuvre littéraire à un public déterminé. Stendhal a raison de regarder ses ouvrages « comme des billets à la loterie »; mais Sainte-Beuve n'est pas moins en droit d'écrire avant l'insuccès de ses poèmes, il est vrai, et la vogue de quelques rivaux : « Toute grande célébrité dans les lettres a sa raison, bonne ou mauvaise, qui la motive, l'explique et la justifie au moins de l'absurdité : c'est un devoir d'en tenir compte.» Seulement, ceci est le point de vue de l'histoire, pour qui l'absurde et l'incohérent ne sauraient exister. D'un autre angle, qui est celui de la vie et de la pratique, le tumulte et le caprice ont bien l'air de régner, et Goethe estimait que l'histoire de n'importe quelle invention avait à compter avec les énigmes les plus singulières », aussi bien en matière de forme qu'en matières d'idées : « La forme doit être digérée par la masse tout comme le fond, et elle est, à vrai dire, beaucoup plus dure à digérer. »

littéraire.

excuses.

CHAPITRE III

L'influence et l'action sociale.

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Tout public étendu interprète et réfracte à sa façon l'œuvre Les responsabilités de la littérature; ses Le remède à l'art devrait être dans l'art luiLa littérature exerce une action sur les publics qui l'attendent, et dont elle exprime plus fortement les tendances. Danger de toute création trop directe d'images Caducité de cette action de la littérature.

même.

chez un lecteur.

Les mathématiciens sont des gens heureux : ce n'est guère que pour eux, et dans leur domaine propre, qu'il y a parfaite identité entre la parole du maître et l'adhésion du disciple, entre l'idée professée et l'impression reçue, sans aucune de ces transpositions qui, ailleurs, débordent ou altèrent le propos initial. Dans ce domaine purement rationnel, transmettre sa pensée, c'est établir un instant une équivalence absolue, mettre le signe d'identité d'un esprit à un autre esprit et l'on peut croire qu'une démonstration mathématique, la solution d'un problème, une série de théorèmes, font vraiment coïncider sur un point des individualités qui peuvent très bien, quant au reste, être divergentes ou hostiles.

Aussi conçoit-on les tentatives qui ont été faites pour réduire à une logique tout aussi irréfragable d'autres chaines de concepts. La scolastique faisant passer par le syllogisme toutes les démarches de l'esprit, Spinoza jetant sur les sentiments et les passions le réseau serré des paragraphes de l'Ethique, Pascal essayant une démonstration en règle du christianisme, visaient à entrainer la persuasion mathématique pour divers ordres d'idées qui sont rarement dépouillées d'un résidu sentimental.

Or, il suffit que le rationnel ne soit plus seul en cause, pour que l'identité cesse de s'établir entre deux pensées qui tentent de communiquer. Sans doute, l'analogie foncière des êtres appartenant à la même époque, au même milieu, concevant dans la même langue et se mouvant dans des cadres identiques, empêche ces divergences d'aller à l'extrême il n'en reste pas moins qu'entre l'action et la réaction, toute idée exprimée par un homme a chance de dévier, pour peu qu'elle intéresse la sensibilité.

Ce sont même ces réfractions diverses aux facettes des esprits qui rendent possible, à vrai dire, la vie propre des idées et des formes. Même un dogme religieux, une doctrine philosophique, un système scientifique portent en eux des virtualités infinies que des croyants, des lecteurs, des auditeurs sauront interpréter à leur guise. Les préceptes de fraternité impliqués dans l'idée chrétienne n'ont pas empêché des orthodoxies absolues d'organiser bien des intolérances au nom de l'Évangile. Il est probable que, parmi les premiers adhérents du kantisme, beau

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