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simple développement de nos dispositions nationales peut très bien nous amener, un jour, plus loin du coutumier que notre prévision ne nous le ferait supposer. Les chants populaires les plus imprévus ont fini souvent par inspirer, loin de chez eux, de beaux poèmes. On eût bien étonné Boileau en lui faisant lire du Victor Hugo ou du Verlaine, et même les plus indépendants ou les plus « singuliers » de ses contemporains auraient difficilement réagi à tant de splendeur verbale ou à une si insinuante notation d'états d'àme imprécis : nul ne contestera cependant qu'à des titres divers, ces mérites aient. correspondu à des instants de la sensibilité française.

Il en est, en effet, de ces accroissements du domaine littéraire comme de ceux qui augmentent le vocabulaire. Souvent, c'est un mot étranger qui vient compléter sur un point les lexicologies nationales et répondre à des nécessités autochtones qu'on n'aurait peut-être pas supposées un demi-siècle plus tôt. Une fois opérée l'adoption nécessaire, il ne fait plus du tout figure d'intrus; au moment où il s'offre pour la première fois, son exotisme scandalise. Mme de Staël, on l'a vu, empruntant à l'anglais le mot de vulgarité, a dû le défendre; aujourd'hui, qui contesterait qu'il fût nécessaire au français ? Bon goût, individualité, non-sens, confortable sont des expressions étrangères qui choquèrent, au début, les puristes, et qui leur semblaient sans doute dépasser les virtualités linguistiques du français qui s'inquiète aujourd'hui de leurs origines? qui s'avise même de leur trouver un air étranger? D'Arbois de

Jubainville observait ingénieusement qu'un Allemand qui parle du Kaiser emploie un mot d'origine non germanique à quel sujet de l'Empire viendrait-il un scrupule là-dessus?

On ne saurait, pareillement, définir d'avance les points que ne dépassera jamais l'effort de différenciation d'un milieu social donné. Les « magots »>, qu'un moment du goût français fait impitoyable-ment écarter, seront les favoris d'un autre instant du même goût il ne faut jamais engager qu'un point de la durée dans des réprobations qu'un remords peut fort bien démentir quelque jour. Surtout, il convient de compter avec le nivellement qui accompagne toute adhésion collective. Qui donc, lisant quelques-unes des phrases les plus émouvantes de Chateaubriand : « Levez-vous, orages désirés... », « La lune... dévoila sa lumière gris-de-perle... », s'avise d'objecter qu'il y a là quelque chose d'inacceptable dans notre patrimoine intellectuel? Et pourtant l'une garde l'inflexion même d'un passage d'Ossian, l'autre reprend avec un contresens une comparaison de Milton, et ces deux étrangers ont été, par bien des mainteneurs de l'étroite orthodoxie, dénoncés comme foncièrement inassimilables au génie français. La sensibilité a évolué : la langue autour de laquelle Morellet ou Ginguené montaient la garde s'est pliée à de nouveaux accents, et nul ne songerait à incriminer, comme importées d'Albion, ces magiques tournures du grand artiste. Il en est de même, à plus forte raison, des types ou des thèmes; et l'hispanisme de Corneille, l'italianisme de Molière n'ont pas lieu de choquer les plus fran

çais de leurs admirateurs. L'Allemagne a longtemps fait ses délices, de son côté, de produits qui venaient de ses voisins de l'Ouest, et ne reconnaissait pas toujours leur origine « welche ». Zablocki ne paraît pas moins le « père de la comédie polonaise » pour avoir emprunté à la France le sujet de toutes ses pièces, sauf une...

C'est ainsi que sont absorbées et assimilées les influences étrangères, quand l'arbre est assez vigoureux pour animer de sa sève la greffe, et quand la montée de la vie amène un moment de coïncidence entre l'apport exotique et les manifestations indigènes. Les formes littéraires sont acceptées ou rejetées, non d'après leur origine, mais selon leur opportunité, leur convenance immédiate ou tardive à des états de la sensibilité. La littérature, telle qu'elle est produite par les artistes qui l'alimentent ou telle qu'elle est accueillie par le public qui l'accepte, n'est pas tout à fait une seule et même chose; entre sa création et sa diffusion, il y a toute la distance qui sépare un fait individuel en son principe d'un autre fait qui, lui, est uniquement social.

LIVRE III

ADHÉSIONS ET ACCEPTATIONS SOCIALES

CHAPITRE I

La littérature expression de la société.

La littérature est-elle l'expression de la société ? Oui, à la prendre dans son ensemble; mais elle n'en est pas exactement la description. — L'expression de la société, c'est surtout le jugement qu'elle-même porte sur sa littérature. Quelques exemples d'écart entre une société et sa littérature apparente celle-ci semble parfois le contraire, ou le complément, de celle-là. Les formes littéraires sont plutôt révélatrices des goûts des sociétés que de leurs façons d'être.

Telle qu'elle se présente à nous, dans le détail de ses manifestations diverses, la littérature estelle, selon une formule célèbre, l'expression de la société ? L'ensemble des œuvres d'une époque, avec ce qu'il peut y avoir d'exceptionnel dans les plus hautes et de routinier dans les plus médiocres, avec la part de rêve qui palpite ici et la portion de mercantilisme qui, là, s'affiche et s'étale, offre-t-il un

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témoignage direct, et comme la déposition fidèle des goûts, des tendances, des mœurs de cette époque? Oui et non; car il faut s'entendre sur les sens légitimes d'une proposition qui a déjà sa longue histoire.

Bonald semble avoir été, en France, le premier à l'employer: «... A observer depuis Homère jusqu'à nos jours, disait-il dans sa Législation primitive, les progrès de la littérature, qu'on peut regarder comme l'expression de la société, on la voit passer graduellement du genre familier, naïf, et en quelque sorte domestique, au genre d'un naturel plus noble, et qu'on peut appeler public »... (1re part., liv. I, ch. VIII, $9). Et un article de 1806, qui traitait Du style et de la littérature, rattachait cette sociologie intellectuelle à un aphorisme fameux concernant l'individu pensant : « Le style est l'homme même », a dit Buffon, et l'on a dit après lui : « La littérature est l'expression de la société ».

Il s'agissait pour Bonald, et il s'agit, peu après, pour les théoriciens du premier Romantisme qui jouèrent habilement de cette brève et saisissante formule, de faire pièce à la littérature non chrétienne, et souvent antichrétienne, que la France avait pratiquée à partir de la Renaissance. Voilà, observait-on, un pays catholique dans sa majorité qui s'était trouvé dépossédé, par une méprise de deux siècles et demi, de sa littérature normale; et puisque << la littérature est l'expression de la société », rien n'était plus urgent que de restituer, dans une contrée alors travaillée par toutes les restaurations, le genre même de belles-lettres qui s'adapterait à

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