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CHAPITRE IV

L'appel à l'étranger.

Importance des contacts intellectuels des groupes ou des individus avec des éléments hétérogènes. Leur nature.

Les concordances préalables. La question du cosmopolitisme littéraire. Ses dangers et ses limites. La nécessité de l'assimilation; l'efficacité des ferments.

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<< Toute littérature, observait Goethe, finit par s'en-nuyer en elle-même, si des curiosités exotiques ne la viennent pas rafraîchir ». Le vieux sage de Weimar, vers 1825, faisait de cette question du libreéchange intellectuel, de ses avantages et de ses conséquences, un des thèmes favoris de ses entretiens. Lui-même, dans sa carrière d'écrivain, avait assisté à tant de « rafraîchissements » de ce genre! Il avait vu Shakespeare, Young, Ossian encourager en Allemagne les efforts du théâtre et les élans de la vie intérieure, Rousseau et Diderot affranchir les âmes sensibles et véhémentes du formalisme orthodoxe ou de la sécheresse rationaliste, Dante et les dramaturges espagnols animer l'inspiration romantique. Il voyait, par-delà les frontières, la littérature française de la Restauration galvanisée d'une vie nouvelle où les incitations étrangères avaient une

part des plus actives, et l'Angleterre, l'Italie, la Scandinavie, la Russie, s'informer de leur côté des produits intellectuels des pays voisins pour tenter à l'envi des voies nouvelles. Byron et Scott, observait-il volontiers en 1822, trouvent plus de lecteurs en Allemagne que n'en ont la plupart des écrivains allemands preuve irrécusable qu'ils offrent au public l'aliment le plus nécessaire à ses curiosités.

L'auteur de Faust allait jusqu'à tirer, de phénomènes de plus en plus répétés, une conclusion excessive, ou tout au moins singulièrement prématurée une littérature mondiale, une Weltliteratur lui semblait imminente. Et il entendait par là, non point la simple juxtaposition de littératures nationales jouissant de droits équivalents, ni même la République des lettres chère à notre XVIIe siècle, avec son élite ralliée à des goûts identiques; mais un réseau serré et complexe d'« offres » et de « demandes» intellectuelles, si intimement associées, si équitablement arbitrées par traducteurs et critiques, que les goûts et les sympathies des lecteurs, les originalités et les tendances des auteurs ne connaîtraient plus les limites que l'idiome, les habitudes mentales, les affinités de la terre et du ciel tracent communément autour des phénomènes de l'art.

C'était aller un peu vite en besogne; c'était, surtout, faire à toute l'humanité montante le crédit de la curiosité et de la tolérance universelles à quoi Goethe était parvenu pour son compte. H est douteux, en dépit des communications plus faciles et du nivellement des civilisations, qu'une Weltliteratur absolue

s'établisse d'une façon permanente; et toujours des sectionnements et des repliements ont chance de succéder à des périodes d'extension et de vaste interchange, laissant, pour le commun des lecteurs, un caractère d'« étrangeté » à tout exotisme authentique. Mais l'importance de ces phénomènes, dans la vie des littératures, est telle qu'on pouvait bien, vers 1825, conclure d'une crise particulièrement effervescente à une modification totale du monde intellectuel.

Il va de soi que, même passagers, ces regards trop curieux jetés au dehors par une littérature en mal de renouvellement encourent la réprobation des sévères mainteneurs du coutumier et du connu. Elles ne se comptent plus, les adjurations et les homélies qui, par tous pays, ont dit son fait à cet espèce de «< catinisme intellectuel » dénoncé par Barbey d'Aurevilly; et la muraille de Chine a semblé parfois le symbole désirable d'une rigoureuse immobilité xénophobe. Rien de plus naturel et de plus compréhensible que cette protestation des esprits que dérange la nouveauté, et que la nouveauté compliquée d'exotisme bouleverse. Rien de plus légitime, aussi, que l'inquiétude de ceux qui s'effraient des engouements absurdes, des snobismes de chapelles, de toute la facile pacotille débarquée à grand fracas sous le pavillon étranger. Ce qui est plus fâcheux, c'est l'affirmation de certains historiens littéraires, contestant les bénéfices qui résultent de tels recours au dehors, lorsqu'ils ont pour raison l'affaiblissement de la vie indigène, l'affadissement des procédés, la sclérose envahissante. « On échange

avec profit réciproque, pouvait dire Nisard en 1874, les marchandises, les industries, les découvertes de la science et de l'érudition, les armes de guerre: on n'échange pas les choses de l'esprit sans perte pour chacun. Je ne sais point d'importations littéraires qui aient ajouté aux facultés créatrices d'un pays... » Singulier propos, de la part d'un historien, et qu'explique seule la mélancolie de l'heure où il a été prononcé! Mais il a trouvé si souvent son écho dans les polémiques et les discussions, qu'un examen impartial, du point de vue de l'histoire, n'en saurait être esquivé.

* *

L'importance des contacts et des heurts de peuples, pour la vie primitive des religions et des arts, ne fait doute pour personne : le passage de l'homogène à l'hétérogène, cette condition primordiale de toute existence, semble avoir trouvé un de ses plus sûrs adjuvants dans le hasard des migrations, la révélation des voyages, la brutale initiation, par la guerre et la conquête, à d'autres formes d'humanité. <«< Les nations et les hommes ont [alors] des heures bénies, ce que l'on pourrait nommer des «< crises « inventives »... Les visions à combiner foisonnent, la grande endormeuse de la pensée, l'habitude, est moins tyrannique, les cadres éclatent et libèrent leur contenu. On vient de lutter, de s'ingénier, on a de l'audace, on domine ses richesses intellectuelles, on les manie sans contrainte... Les ballades achéennes coïncident avec l'installation des Grecs en Grèce, l'Iliade a pour prélude la traversée que

firent, d'Europe en Asie Mineure, les tribus chassées par les Doriens... Les Védas couronnèrent l'effort des peuples qui subjuguaient le Pendjab. Quoique la tragédie athénienne soit du vie siècle, toutes les œuvres conservées, et les plus remarquables, vinrent après les guerres médiques »1.

Le monde moderne n'a pas cessé de connaître des fécondations brutales de ce genre. Le double contact, par l'invasion arabe et par les Croisades, des civilisations chrétienne et islamique, les entreprises féodales prolongeant jusqu'à la Renaissance l'aventure barbare, les Normands francisés greffant sur l'esprit anglo-saxon des variétés nouvelles de pensée autant de chocs violents qui renouvelaient sans merci la vie mentale de groupes humains. Plus sédentaires, les peuples modernes ne se trouvent plus guère en rapport par leurs grandes masses et leurs éléments profonds : les grands emmêlements de races ne s'opèrent plus par l'irruption visible et la conquête apparente, et les renouvellements d'idées qui en résultent sont plutôt le fait de milieux spéciaux que de la majorité elle-même. Les livres jouent en ces matières un rôle plus important que les foules, et comme disait Fontenelle, « la lecture des livres grecs produit en nous le même effet à proportion que si nous n'épousions que des Grecques... >>

Il y a eu cependant, aux siècles derniers, de ces phénomènes qui ont mis en contact continu des parcelles importantes de peuples; et, chaque fois, de

1. H. OUVRÉ. Les Formes littéraires de la pensée grecque. Paris, 1900, p. 15.

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