Page images
PDF
EPUB

velle de vocables, l'alliance insolite d'un substantif et d'une épithète, et surtout ces groupements inédits par quoi se renouvelle l'efficacité des images : cependant il traversera lui-même quelques moments supérieurs où la vertu des formules coutumières lui semblera insuffisante et où des créations esthétiques avérées sauront le toucher; il aura ses heures d'émotion, où « ce qui ne se dit pas d'ordinaire » ne lui semblera plus éternellement contestable.

La vie cherche sa forme et la société sa stabilité d'où, en somme, des sollicitations contraires qui attirent les combinaisons verbales vers deux pôles opposés, qui font de la littérature un champ clos permanent, souvent insoupçonné, rarement pacifié. Et l'on peut admettre que semblable opposition se retrouverait dans tous les arts: le poncif et le banal, en peinture et en musique, sont des adversaires aussi manifestes de la spontanéité et de l'émotion directe, en même temps que des nécessités aussi impérieuses de diffusion sociale.

Mais cet antagonisme, il faut le dire, apparaît davantage dans la littérature, parce que c'est le langagé verbal, son instrument même, qui se trouve être aussi le truchement normal des sociétés. Si des «< langues » figuratives et graphiques s'étaient, par extraordinaire, développées dans l'histoire de l'humanité au point de supplanter l'échange verbal des idées, nous trouverions de même, sans doute, un secret conflit engagé entre le sens convenu et stable que prendraient les images ou les hiéroglyphes dans l'usage courant, et l'effort des artistes pour rendre par des formes et des couleurs un meilleur

compte de la vie. Les groupes sociaux s'accommoderaient vraisemblablement du dessin fort simplifié, mais admis et connu, qui signifierait tel aspect des choses, tandis que le pouvoir créateur de quelquesuns s'ingénierait à réintégrer l'expression dans des idéogrammes figés. En face du sage M. Poirier fort satisfait de voir à tout jamais, en image, un chien aboyant lamentablement sur un tombeau, des peintres d'avant-garde, à grand renfort de violet, de pointillisme et de cubisme, s'évertueraient à protester contre des simplifications qui enfermeraient trop souvent les apparences du monde extérieur dans des formes immobiles.

Il en est de même de la musique. Les rythmes prévus, dans une société qui aurait développé l'importance collective de cet art, les modulations admises et classées pour l'expression de certains sentiments, les harmonies acceptées finiraient tôt ou tard par créer des clichés qui serviraient très heureusement de langage conventionnel, mais qui ne sauraient plus s'adapter sans brisures à des associations nouvelles de sentiments et d'impressions. Et il faudrait sans doute de véritables révoltes pour rendre sa souplesse à l'instrument musical asservi à des rythmes, à des groupes ou des suites de notes inamovibles.

On peut observer enfin que la danse elle-même, considérée comme un art expressif, mais absorbée par la marche, le pas et le geste ordinaires, semble fort gênée d'employer à son heure, pour donner une forme chorégraphique à des émotions, les mouvements du corps humain. Pourquoi? Sans

doute parce que ces mouvements sont utilisés surtout à d'autres fins par l'existence courante des hommes en société, et trop habituellement rapportés à ces objets dans notre pensée.

Mais tous ces arts, convenons-en, n'ont pas l'importance sociale, de tous les instants et de toutes les situations, qu'a prise l'activité verbale de l'humanité - dont la littérature est obligée d'accepter la coopération, dont elle sait en général tirer parti, mais dont il lui arrive bien souvent d'avoir à repousser l'intrusion. Ce n'est guère qu'en des moments de crise extrême que les formules, en peinture et en musique, subissent l'assaut visible d'une modalité expressive nouvelle: Gluck contre les Italiens, Weber et Wagner contre des formes surannées d'opéra, Delacroix ou l'école de Fontainebleau contre une conception fatiguée de la peinture historique ou du paysage, rendent manifeste, à un moment exeptionnel, l'état de guerre entre le poncif et l'innovation. La lutte, à l'ordinaire, suppose bien des compromis.

Dans la littérature, on peut dire que l'hostilité parait infiniment moins aiguë, mais que l'opposition reste permanente. Non seulement des moyens d'expression, jadis originaux et efficaces, perdent leur fraîcheur et tombent dans le convenu; mais toute création est obligée de compter avec des nécessités extérieures ou des habitudes acquises qui la laissent en état d'équilibre, et comme de médiation, entre deux tendances qui ont ainsi part l'une et l'autre à l'existence des formes littéraires.

Tàchons d'isoler ces forces pour connaître leur action.

CHAPITRE I

L'effort vers l'expression.

La genèse du « fait littéraire », phénomène individuel; difficulté de le définir quelques indications. - Équivalents donnés par des écrivains pour caractériser la conception esthétique rythme, vision, aperçu. Élaboration de l'œuvre à venir; le choix des moyens. Esquisse d'une esthétique fondée sur l'expression plus ou moins absolue. Dans quelle mesure l'artiste est-il présent dans son œuvre, et celle-ci est-elle représentative de l'homme?

Rien de plus mal connu, à vrai dire, que l'acte par lequel une intelligence humaine, prenant possession d'un aspect du monde, d'un groupe d'idées, d'une modification du moi, cherche à nouer en un faisceau sensible quelques fils de la chaine infinie. Nous savons déterminer les sources qui fourniront des détails ou une atmosphère à une création poétique; la biographie nous fait connaître les dispositions moyennes d'un auteur qui crée, et nous signale ses crises de cœur et de pensée; l'étude des milieux nous révèlè l'orientation d'une époque, les goûts ambiants, les préoccupations dominantes; la filiation des esprits et l'apparentement des œuvres établissent, pour la joie de notre logique, des lignées littéraires soumises à l'hérédité comme les familles

réelles... Mais le simple processus par lequel un esprit isole, de la cohue des phénomènes, un petit nombre d'éléments qui s'organisent ici et non ailleurs, et qui veulent vivre autour d'un germe, cette embryologie subtile est malaisée à préciser. Il faudrait, pour l'étudier, percevoir l'invisible et surtout arrêter, dans l'élan qui la constitue, une démarche singulière de l'intellect 1.

Aussi « les crises d'un esprit en mal d'écrire », point de départ absolu de tout fait littéraire, n'ontelles peut-être pas, dans les traités d'esthétique, la place qui leur revient. Ce serait pourtant le moment primordial dont il y aurait lieu de se préoccuper. Il y a là, à tout prendre, l'utilisation nouvelle, individuelle dans son principe, d'éléments qui appartiennent à chacun; et soit pour la conception première d'une œuvre, soit pour la série de créations de détail que peut comporter son achèvement, une sensibilité humaine marque d'une empreinte un groupe de phénomènes qui deviennent siens, qu'elle cherche à traduire au dehors par des moyens appropriés. « L'émotion, dit Victor Hugo, est toujours neuve, et le mot a toujours servi... »

Le monde extérieur et ses prolongements dans notre sensibilité sont naturellement la matière même de la conception. Adapter les formes à une notion nouvelle d'un groupe de faits, c'est à tous

1. Cf. les travaux de W. Dilthey, de B. Croce; Binet et Passy, Études de psychologie sur les auteurs dramatiques dans l'Année psychologique, I, 1895; Paulhan, Psychologie de l'invention, 1901; les articles de R. de Gourmont; de curieuses nouvelles de P. Arcari, Il pazzo che dorme, 1907.

« PreviousContinue »