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connus, et qui ont donné, du futur novateur, de médiocres épreuves avant la lettre : l'histoire seule, à défaut de l'attention distraite ou de la mémoire simplificatrice du public, peut les remettre en leur place. Ou bien c'est la détermination des «< sources » où ils puisaient, qui diminue la singularité de leur création. Le démoniaque Hoffmann a pu sembler devoir toute son étrangeté à une morbidesse congénitale et à une pathologie aggravée par la dipsomanie, alors que ce grand artiste alimenta un sens aigu et personnel du merveilleux par des lectures abondantes, qui ne laissent pas de rendre moins infernaux ses « élixirs du diable ». Edgar Poe doit bien plus à la littérature romantique antérieure que ne le ferait supposer son génie halluciné et instable. Et pour qui connaît le détail des lectures d'un Lamartine ou d'un Musset, sensibilités spontanées qui ne semblent connaître « que leur âme », une strophe de l'Isolement, une tirade des Nuits sortira moins exclusivement du tréfonds d'un moi passionné, inquiet ou désespéré. Le mot de Goethe reste vrai, selon lequel le plus grand génie n'irait pas loin, s'il devait tout à lui seul.

De telles constatations, loin de diminuer le mérite, le déplacent, l'augmentent souvent en faisant passer au style supérieur, à une vie nouvelle, à la forme artistique des éléments médiocres ou indifférents, le sens littéraire opère d'aussi authentiques miracles que s'il faisait jaillir fond et forme, sujet et détails, d'une simple individualité géniale. Le poète de Faust, l'auteur de Salammbo confessaient sans honte leurs dépendances. Les poètes de la

Renaissance voyaient même dans l'imitation et la « version » des procédés légitimes et normaux d'enrichissement; on connait la boutade de Desportes, quand les Rencontres des Muses de France et d'Italie eurent rendu notoires quelques-unes de ses «< pilleries » : « Que n'ai-je connu l'auteur! Je lui en aurais indiqué bien davantage! >>

Surtout si elle n'est qu'une nouvelle « diffusion du beau », l'imitation est un procédé sans lequel une littérature ne vivrait pas longtemps. Même les inadaptés lui doivent quelque chose pour des initiatives qui ne semblent mettre en cause que leur singularité propre. Le tout est de distinguer entre le simple plagiat et cette heureuse appropriation d'une sorte d'harmonie essentielle dont on possède en soi-même le pressentiment, et dont un modèle offre une partielle réalisation : la variété et la multiplicité de ces imitations supérieures restent une des garanties les plus sûres de la souplesse d'une litté

rature.

CHAPITRE III

Le recours au passé national.

Ce qu'est, en général, la curiosité historique des individus et des groupes : le choix d'un instant significatif du passé qui aide l'effort présent. Exemples littéraires de la même tendance. Une telle reviviscence diffère en général de la << tradition >>: comment la théorie littéraire est tentée de l'interpréter; ses exagérations nationales et ethniques. Caractère réel de ces recours au passé; leur efficacité.

La majorité des hommes ne s'intéresse à l'histoire que pour se libérer de l'histoire. Je veux dire que, les moments périmés du Temps opérant sur le présent une pesée uniforme, la curiosité du passé est surtout, au gré de la plupart, une façon de s'affranchir de ce fardeau : on choisit, dans cette formidable toile de fond que nul ne connaît entièrement, un fragment privilégié qui augmente les raisons d'agir et d'être soi-même. Nous divisons le courant, en nous confiant à des flots préférés qui accroissent de tout un élan extérieur nos forces immanentes. Surtout aux moments de crise, nous faisons comme don Ruy Gomez notre scène des portraits, cherchant auprès de nos morts un encouragement et un exemple.« Nos morts », que savons-nous d'eux tous, presque toujours? Nous nous donnons en réalité

des ancêtres de choix qui, même pour l'ordinaire de la vie, augmentent notre confiance dans notre génie en faisant de celui-ci une continuation, une réincarnation. Et quand nous aimons d'une ardeur spéciale une époque, un siècle, c'est comme si le passé cessait d'être indivis pour rentrer dans la consommation à titre d'héritage.

Cette dilection qui caractérise la curiosité historique des individus est plus nette encore si elle est le fait des groupes, et surtout de ces groupes liés par mille affinités qui sont les nations. A vrai dire, un peuple ne saurait, s'il a derrière lui un long passé et une chaîne ininterrompue de siècles, dépendre uniquement d'un segment de ses années; c'était encore notre pays qui vivait, même dans des époques de sommeil ou de cauchemar dont nous n'aimons pas nous souvenir. Cependant il est naturel qu'un peuple se plaise à choisir et qu'il prétende se reconnaître dans certains moments élus de son histoire non pas seulement les instants de triomphe, mais tous ceux où semble s'être manifesté plus librement son principe dominant d'organisation et de cohérence. Et c'est ainsi que des motifs divers d'aimer et de haïr, de vouloir et de renoncer sont fournis à des concitoyens par le choix qu'ils peuvent faire, dans le passé identique de leur cité, de la révolte ou de la tyrannie, de la quiétude ou de l'entreprise, de la concorde ou de la lutte par quoi passèrent leurs aïeux.

Un phénomène analogue se manifeste en littérature. Quand un emmêlement confus d'habitudes et de tendances rend difficile la recherche des désira

bles régénérations, il n'est pas rare que l'on voie les novateurs tirer à eux une époque intellectuelle du passé, la simplifier à leur gré, l'isoler et la donnèr comme l'expression absolue du génie national ou comme un idéal éminent.

Fontanes fait campagne dans le Mercure et ailleurs, après 1801, pour le xvII° siècle, pour Racine et pour Boileau, pour Bossuet et Fénelon, et, autour de lui, on se reprend à célébrer « la majesté des formes » et«< la main régulière des arts », la mesure et le goût c'est en même temps une croisade contre le XVIIe siècle récent et une façon de clarifier le trouble dévergondage littéraire du moment, de ramener les dispositions des auteurs et du public à une meilleure norme que Ducray-Duminil ou Pixérécourt. A quarante ans de là, Rachel réincarne les héroïnes raciniennes sur la scène française et revient à la diction pure, à la passion contenue et à la beauté stylisée; Musset vante « le doux système tendre et passionné » de Racine et consacre à la tragédie un article de réhabilitation et de demi-mea culpa romantique; Sainte-Beuve écrit Dix ans après en littérature et appelle de ses vœux, d'après les monuments d'un passé de choix, «< ces qualités souveraines qui assurent la vie aux œuvres de l'art dans les époques d'entière culture, à savoir, la composition, l'unité d'intérêt, et un achèvement heureux de l'ensemble et de ses parties ». Voilà deux exemples caractéristiques, dans l'incertitude du nouveau siècle et dans le désarroi dramatique de 1840, de cette galvanisation salutaire d'un même fragment du passé tout une partie de Chateaubriand ne s'expliquerait pas sans

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