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surprendre aux persuasions artificieuses de

son ennemi. »

Et c'est cette passion chrétienne, c'est cette querelle immense entre les amours de la terre et les amours du ciel, que Corneille a peinte dans cette scène de Polyeucte' (car ce grand homme, moins délicat que les esprits du jour, n'a pas trouvé le christianisme au-dessous de son génie.)

POLYEUCte.

Si mourir pour son prince est un illustre sort,
Quand on meurt pour son Dieu, quelle sera la mort!

Quel Dieu ?

PAULINE.

POLYEUCTE.

Tout beau, Pauline, il entend vos paroles;
Et ce n'est pas un Dieu comme vos dieux frivoles,
Insensibles et sourds, impuissants, mutilés,
De bois, de marbre ou d'or, comme vous le voulez ;
C'est le Dieu des chrétiens, c'est le mien, c'est le vôtre;

Et la terre et le ciel n'en connaissent point d'autre.

PAULINE.

Adorez-le dans l'ame, et n'en témoignez rien.

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POLYEUCTE.

Que je sois tout ensemble idolâtre et chrétien!

PAULINE.

Ne feignez qu'un moment, laissez partir Sévère,
Et donnez lieu d'agir aux bontés de mon père.

POLYEUCte,

Les bontés de mon Dieu sont bien plus à chérir.
II m'ôte des dangers que j'aurais pu courir;
Et sans me laisser lieu de tourner en arrière,
Sa faveur me couronne, entrant dans la carrière;
Du premier coup de vent il me conduit au port,
Et sortant du baptême, il m'envoie à la mort.
Si vous pouviez comprendre et le peu qu'est la vie,
Et de quelles douceurs cette mort est suivie!

Seigneur! de vos bontés il faut que je l'obtienne,
Elle a trop de vertus pour n'être pas chrétienne;
Avec trop de mérite il vous plut la former
Pour ne vous pas connaître et ne vous pas aimer,
Pour vivre des enfers esclave infortunée,

Et sous leur triste joug mourir comme elle est née !

PAULINE.

Que dis-tu, malheureux ! qu'oses-tu souhaiter?

POLYEUCTE.

Ce que de tout mon sang je voudrais acheter.

PAULINE.

Que plutôt !...

POLY EUCTE,

C'est en vain qu'on se met en défense;

Ce Dieu touche les cœurs, lorsque moins on y pense.

Ge bienheureux moment n'est pas encor venu,
Il viendra; mais le temps ne m'en est pas connu.

PAULINE.

Quittez cette chimère, et m'aimez..

POLYEUCTE.

Je vous aime.

Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi

PAULINE.

Au nom de cet amour, ne m'abandonnez pas.

POLYEUCTE.

Au nom de cet amour, daignez suivre mes pas.

PAULINE.

{ même.

C'est peu de me quitter, tu veux donc me séduire ?

POLYE UCTE.

C'est peu d'aller au ciel, je veux vous y conduire.

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Vous préférez le monde à la bonté divine, etc., etc.

Voilà ces admirables dialogues, à la manière de Corneille, où la franchise de

la repartie, la rapidité du tour et la hauteur des sentiments ne manquent jamais de ravir le spectateur. Que Polyeucte est sublime dans cette scène! Quelle grandeur d'ame, quel divin enthousiasme, quelle dignité! La gravité et la noblesse du caractère chrétien sont marquées jusque dans ces vous opposés aux tu de la fille de Félix: cela seul met déjà tout un monde entre le martyr Polyeucte et la païenne Pauline.

Enfin, Corneille a déployé la puissance de la passion chrétienne, dans ce dialogue admirable et toujours applaudi, comme parle Voltaire :

Félix propose à Polyeucte de sacrifier aux faux dieux; Polyeucte le refuse.

FÉLIX.

Enfin ma bonté cède à ma juste fureur :

Adore-les, ou meurs.

POLYEUCTE.

Je suis chrétien.

FÉLIX.

Impie!

Adore-les, te dis-je, ou renonce à la vie.

POLYEUCTE.

Je suis chrétien.

FÉLIX.

Tu l'es? O cœur trop obstiné!

Soldat, exécutez l'ordre que j'ai donné.

PAULINE.

Où le conduisez-vous ?

FÉLIX.

A la mort.

POLYEUCTE.

A la gloire 1.

Ce mot, je suis chrétien, deux fois répété, égale les plus beaux mots des Horaces. Corneille, qui se connaissait si bien en sublime, a senti que l'amour pour la religion pouvait s'élever au dernier degré d'enthousiasme, puisque le chrétien aime Dieu comme la souveraine beauté, et le Ciel comme sa patrie.

Qu'on essaie maintenant de donner à un idolâtre `quelque chose de l'ardeur de Polyeucte. Sera-ce pour une déesse impudique qu'il se passionnera, ou pour un dieu abominable qu'il courra à la mort? Les religions qui peuvent échauffer les ames, sont celles qui se rapprochent plus

1. Acte v, scène 11.

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