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une ame à peine guérie, le dangereux pouvoir des souvenirs: il nous environne de

paix et de lumière; il rétablit pour nous cette harmonie des choses célestes, que Pythagore entendait dans le silence de ses passions. Comme il promet toujours une récompense pour un sacrifice, on croit ne rien lui céder en lui cédant tout; comme il offre à chaque pas un objet plus beau à nos désirs, il satisfait à l'inconstance naturelle de nos cœurs: on est toujours avec lui dans le ravissement d'un amour qui commence, et cet amour a cela d'ineffable, que ses mystères sont ceux de l'innocence et de la pu

reté.

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CHAPITRE V.

SUITE DES PRÉCÉDENTS. HELOISE ET ABAILARD.

JULIE a été ramenée à la religion par des malheurs ordinaires : elle est restée dans le monde; et, contrainte de lui cacher sa passion, elle se réfugie en secret auprès de Dieu, sûre qu'elle est de trouver dans ce père indulgent une pitié que lui refuseraient les hommes. Elle se plaît à se confesser au tribunal suprême, parce que lui seul la peut absoudre, et peut-être aussi (reste involontaire de faiblesse!) parce que c'est toujours parler de son amour.

Si nous trouvons tant de charmes à révéler nos peines à quelque homme supérieur, à quelque conscience tranquille qui nous fortifie, et nous fasse participer au calme dont elle jouit, quelles délices n'est-ce

pas de parler de passions à l'Être impassible que nos confidences ne peuvent troubler, de faiblesse à l'Être tout-puissant qui peut nous donner un peu de sa force? On conçoit les transports de ces hommes saints, qui, retirés sur le sommet des montagnes, mettaient toute leur vie aux pieds de Dieu, perçaient à force d'amour les voûtes de l'éternité, et parvenaient à contempler la lumière primitive. Julie, sans le savoir, approche de sa fin, et les ombres du tom beau, qui commencent à s'entr'ouvrir pour elle, laissent éclater à ses yeux un rayon de l'Excellence divine. La voix de cette femme mourante est douce et triste; ce sont les derniers bruits du vent qui va quitter la forêt, les derniers murmures d'une mer qui déserte ses rivages.

La voix d'Héloïse a plus de force. Femme d'Abailard, elle vit, et elle vit pour Dieu. Ses malheurs ont été aussi imprévus que terribles. Précipitée du monde au désert, elle est entrée soudaine, et avec tous ses feux, dans les glaces monastiques. La reli

gion et l'amour exercent à la fois leur empire sur son cœur : c'est la nature rebelle, saisie toute vivante par la grace, et qui se débat vainement dans les embrassements du Ciel. Donnez Racine pour interprète à Héloïse, et le tableau de ses souffrances va mille fois effacer celui des malheurs de Didon, par l'effet tragique, le lieu de la scène, et je ne sais quoi de formidable que le christianisme imprime aux objets où il mêle sa grandeur.

Hélas! tels sont les lieux où, captive, enchaînée,
Je traîne dans les pleurs ma vie infortunée;
Cependant, Abailard, dans cet affreux séjour,
Mon cœur s'enivre encor du poison de l'amour.
Je n'y dois mes vertus qu'à ta funeste absence;
Et j'ai maudit cent fois ma pénible innocence.

O funeste ascendant! ô joug impérieux !

Quels sont donc mes devoirs, et qui suis-je en ces lieux ?
Perfide! de quel nom veux-tu que l'on te nomme?

Toi, l'épouse d'un Dieu, tu brûles pour un homme ?
Dieu cruel, prends pitié du trouble où tu me vois,
A mes sens mutinés ose imposer tes lois.

Le pourras-tu, grand Dieu! mon désespoir, mes larmes,
Contre un cher ennemi te demandent des armes ;

Et cependant, livrée à de contraires vœux,

Je crains plus tes bienfaits que l'excès de mes feux 1.

Il était impossible que l'antiquité fournît une pareille scène, parce qu'elle n'avait pas une pareille religion. On aura beau prendre pour héroïne une vestale grecque ou romaine, jamais on n'établira ce combat entre la chair et l'esprit qui fait le merveilleux de la position d'Héloïse, et qui appartient au dogme et à la morale du christianisme. Souvenez-vous que vous voyez ici réunies la plus fougueuse des passions, et une religion menaçante qui n'entre jamais en traité avec nos penchants. Héloïse aime, Héloïse brûle, mais là s'élèvent des murs glacés; là tout s'éteint sous des marbres insensibles; là des flammes éternelles, ou des récompenses sans fin, attendent sa chute ou son triomphe. Il n'y a point d'accommodement à espérer; la créature et le Créateur ne peuvent habiter ensemble dans la même ame. Didon ne perd qu'un amant

1. Colardeau, Ép. d'Hél.

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