sance, il faut voir auparavant celle de Joseph et de ses frères. Joseph, après avoir fait mettre une coupe dans le sac de Benjamin, ordonne d'arrêter les enfants de Jacob; ceux-ci sont consternés; Joseph feint de vouloir retenir le coupable: Judas s'offre en otage pour Benjamin; il raconte à Joseph que Jacob lui avait dit, avant de partir pour l'Égypte : « Vous savez que j'ai eu deux fils de Rachel, ma femme. « L'un d'eux étant allé aux champs, vous m'avez dit qu'une bête l'avait dévoré, il ne paraît point jusqu'à cette heure. « Si vous emmenez encore celui-ci, et qu'il lui arrive quelque accident dans le chemin, vous accablerez ma vieillesse d'une affliction qui la conduira au tombeau. « Joseph ne pouvant plus se retenir, et parce qu'il était environné de plusieurs personnes, il commanda que l'on fit sortir tout le monde, afin que nul étranger ne fût présent lorsqu'il se ferait reconnaître de ses frères. « Alors les larmes lui tombant des yeux, il éleva fortement sa voix, qui fut entendue des Égyptiens et de toute la maison de Pharaon. « Il dit à ses frères: JE SUIS JOSEPH: mon père vit-il encore? Mais ses frères ne purent lui répondre, tant ils étaient saisis de frayeur. « Il leur parla avec douceur, et leur dit : Approchezvous de moi; et s'étant approchés de lui, il ajouta: Je suis Joseph votre frère, que vous avez vendu pour l'Égypte. << Ne craignez point. Ce n'est point par votre Conseil que j'ai été envoyé ici, mais par la volonté de Dieu. Hatezvous d'aller trouver mon père. "... Et s'étant jeté au cou de Benjamin son frère, il pleura, et Benjamin pleura aussi en le tenant embrassé. << Joseph embrassa aussi tous ses frères, et il pleura sur chacun d'eux 1. » La voilà cette histoire de Joseph, et ce n'est point dans l'ouvrage d'un sophiste qu'on la trouve (car rien de ce qui est fait avec le cœur et des larmes n'appartient à des sophistes); on la trouve, cette histoire, dans le livre qui sert de base à une religion dédaignée des esprits forts, et qui serait bien en droit de leur rendre mépris pour mépris. Voyons comment la reconnaissance de Joseph et de ses frères l'emporte sur celle d'Ulysse et de Télémaque. Homère, ce nous semble, est d'abord tombé dans une erreur, en employant le merveilleux. Dans les scènes dramatiques, lorsque les passions sont émues, et que tous les miracles doivent sortir de l'ame, l'intervention d'une divinité refroidit l'action, donne aux sentiments l'air de la fable, et décèle le mensonge du poète, où l'on ne pensait trouver que la vérité. Ulysse se faisant reconnaître sous ses haillons à quelque marque naturelle, eût été plus touchant. C'est ce qu'Homère lui-même avait senti, puisque le roi d'Ithaque se découvre à sa nourrice Euryclée par une ancienne cicatrice, et à Laërte, par la circonstancė des treize poiriers que le vieillard avait donnés à Ulysse enfant. On aime à voir que les entrailles du destructeur des villes sont formées comme celles du commun des hommes, et que les affections simples en composent le fond. 1. Genèse, ch. XLIV, v. 27 et suiv.; ch. xLv, v. 1 et suiv. La reconnaissance est mieux amenée dans la Genèse : une coupe est mise, par la plus innocente vengeance, dans le sac d'un jeune frère innocent; des frères coupables se désolent, en pensant à l'affliction de leur père; l'image de la douleur de Jacob brise tout à coup le cœur de Joseph, et le force à se découvrir plus tôt qu'il ne l'avait résolu. Quant au mot fameux, je suis Joseph, on sait qu'il faisait pleurer d'admiration Voltaire lui-même. Le Πατήρ τεὸς εἶμι, je suis ton père, est bien inférieur à l'ego sum Joseph. Ulysse retrouve dans Télémaque un fils soumis et fidèle. Joseph parle à des frères qui l'ont vendu; il ne leur dit pas je suis votre frère; il leur dit seulement, je suis Joseph, et tout est pour eux dans ce nom de Joseph. Comme Télémaque, ils sont troublés; mais ce n'est pas la majesté du ministre de Pharaon qui les étonne, c'est quelque chose au fond de leur conscience. Ulysse fait à Télémaque un long raisonnement pour lui prouver qu'il est son père : Joseph n'a pas besoin de tant de paroles avec les fils de Jacob. Il les appelle auprès de lui: car s'il a élevé la voix assez haut pour être entendu de toute la maison de Pharaon, lorsqu'il a dit, je suis Joseph, ses frères doivent être maintenant les seuls à entendre l'explication qu'il va ajouter à voix basse: ego sum Joseph, FRATER VESTER, QUEM VENDIDISTIS IN ÆGYPTUM; c'est la délicatesse, la générosité et la simplicité poussées au plus haut degré. N'oublions pas de remarquer avec quelle bonté Joseph console ses frères, les excuses qu'il leur fournit en leur disant que, loin de l'avoir rendu misérable, ils sont au contraire la cause de sa grandeur. C'est à quoi l'Écriture ne manque jamais, de placer la Providence dans la perspective de ses tableaux. Ce grand Conseil de Dieu, qui conduit les affaires humaines, alors qu'elles semblent le plus abandonnées aux lois du hasard, surprend merveilleusement l'esprit. On aime cette main cachée dans la nue, qui travaille incessamment les hommes; on aime à se croire quelque chose dans les projets de la Sagesse, et à sentir que le moment de notre vie est un dessein de l'éternité. Tout est grand avec Dieu, tout est petit sans Dieu : cela s'étend jusque sur les sen |