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humaine pour que l'ame soit fort touchée du bonheur des élus: on ne s'intéresse guère à des êtres parfaitement heureux. C'est pourquoi les poètes ont mieux réussi dans la description des enfers; du moins l'humanité est ici, et les tourments des coupables nous rappellent les chagrins de notre vie; nous nous attendrissons sur les infortunes des autres, comme les esclaves d'Achille, qui, en répandant beaucoup de larmes sur la mort de Patrocle, pleuraient secrètement leurs propres malheurs.

Pour éviter la froideur qui résulte de l'éternelle et toujours semblable félicité des justes, on pourrait essayer d'établir dans le ciel une espérance, une attente quelconque de plus de bonheur, ou d'une époque inconnue dans la révolution des êtres; on pourrait rappeler davantage les choses humaines, soit en en tirant des comparaisons, soit en donnant des affections et même des passions aux élus. l'Écriture nous parle des espérances et des saintes tristesses du ciel. Pourquoi dnrc

n'y aurait-il pas dans le paradis des pleurs tels que les saints peuvent en répandre1? Par ces divers moyens, on ferait naître des harmonies entre notre nature bornée et une constitution plus sublime, entre nos fins rapides et les choses éternelles nous serions moins portés à regarder comme une fiction un bonheur qui, semblable au nôtre, serait mêlé de changement et de larmes.

D'après ces considérations sur l'usage du merveilleux chrétien dans la poésie, on peut du moins douter que le merveilleux du paganisme ait sur le premier un avantage aussi grand qu'on l'a généralement supposé. On oppose toujours Milton, avec ses défauts, à Homère avec ses beautés: mais supposons que le chantre d'Éden fût né en France, sous le siècle de Louis XIV, et qu'à la grandeur naturelle de son génie

1 Milton a saisi cette idée, lorsqu'il représente les anges consternés à la nouvelle de la chute de l'homme; et Fénélon donne le même mouvement de pitié aux ombres heu

reuses.

il eût joint le goût de Racine et de Boileau; nous demandons quel fût devenu alors le Paradis perdu, et si le merveilleux de ce poëme n'eût pas égalé celui de l'Iliade et de l'Odyssée? Si nous jugions la mythologie d'après la Pharsale, ou même d'après l'Énéide, en aurions-nous la brillante idée que nous en a laissée le père des Graces, l'inventeur de la ceinture de Vénus? Quand nous aurons, sur un sujet chrétien, un ouvrage aussi parfait dans son genre que les ouvrages d'Homère, nous pourrons nous décider en faveur du merveilleux de la fable, ou du merveilleux de notre religion; jusqu'alors il sera permis de douter de la vérité de ce précepte de Boileau :

De la foi d'un chrétien les mystères terribles,
D'ornements égayés ne sont point susceptibles.
ART POÉT., ch. IIL

Au reste, nous pouvions nous dispenser de faire lutter le christianisme avec la mythologie, sous le seul rapport du merveilleux. Nous ne sommes entré dans cette

étude que par surabondance de moyens, et de notre cause.

montrer les ressources

pour Nous pouvions trancher la question d'une manière simple et péremptoire : car,

fût-il

certain, comme il est douteux, que le christianisme ne pût fournir un merveilleux aussi riche que celui de la fable, encore est-il vrai qu'il a une certaine poésie de l'ame, une sorte d'imagination du cœur, dont on ne trouve aucune trace dans la mythologie. Or, les beautés touchantes qui émanent de cette source feraient seules une ample compensation pour les ingénieux mensonges de l'antiquité.

Tout est machine et ressort, tout est extérieur, tout est fait pour les yeux dans les tableaux du paganisme; tout est sentiment et pensée, tout est intérieur, tout est créé pour l'ame dans les peintures de la religion chrétienne. Quel charme de méditation! quelle profondeur de rêverie ! Il y a plus d'enchantement dans une de ces larmes que le christianisme fait répandre au fidèle, que dans toutes les riantes er

reurs de la mythologie. Avec une NotreDame des Douleurs, une Mère de Pitié, quelque saint obscur, patron de l'aveugle et de l'orphelin, un auteur peut écrire une page plus attendrissante qu'avec tous les dieux du Panthéon. C'est bien là aussi de la poésie! c'est bien là du merveilleux! Mais voulez-vous du merveilleux plus sublime, contemplez la vie et les douleurs du Christ, et souvenez-vous que votre Dieu s'est appelé le Fils de l'Homme! Nous osons le prédire un temps viendra : que l'on sera étonné d'avoir pu méconnaître les beautés qui existent dans les seuls noms, dans les seules expressions du christianisme; l'on aura de la peine à comprendre comment on a pu se moquer de cette religion de la raison et du malheur.

Ici finissent les relations directes du christianisme et des muses, puisque nous avons achevé de l'envisager poétiquement dans ses rapports avec les hommes, et dans ses rapports avec les êtres surnaturels. Nous couronnerons ce que nous avons dit

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