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Et fixe-toi près d'eux dans une autre patrie. »
Il dit; et dans ses bras emporte à mes regards
La puissante Vesta qui gardait nos remparts,
Et ses bandeaux sacrés, et la flamme immortelle
Qui veillait dans son temple, et brûlait devant elle '.

Ce songe est une espèce d'abrégé du génie de Virgile: l'on y trouve dans un cadre étroit tous les genres de beautés qui lui sont propres.

Observez d'abord le contraste entre cet effroyable songe et l'heure paisible où les dieux l'envoient à Énée. Personne n'a su marquer les temps et les lieux d'une manière plus touchante que le poète de Mantoue. Ici, c'est un tombeau, là, une aventure attendrissante, qui déterminent la limite d'un pays; une ville nouvelle porte une appellation antique; un ruisseau étranger prend le nom d'un fleuve de la patrie. Quant aux heures, Virgile a presque toujours fait briller la plus douce sur l'événement le plus malheureux. De ce contraste

1. Nous devons cette belle traduction à M. de Fontanes.

plein de tristesse résulte cette vérité, que la nature accomplit ses lois, sans être troublée par les faibles révolutions des hommes.

De là, nous passons à la peinture de l'ombre d'Hector. Ce fantôme qui regarde Énée en silence, ces larges pleurs, ces pieds enflés, sont les petites circonstances que choisit toujours le grand peintre, pour mettre l'objet sous les yeux. Le cri d'Énée : quantùm mutatus ab illo! est le cri d'un héros, qui relève la dignité d'Hector. Squalentem barbam et concretos sanguine crines. Voilà le spectre. Mais Virgile fait soudain un retour à sa manière. - Vulnera... circùm plurima muros accepit patrios. Tout est là-dedans : éloge d'Hector, souvenirs de ses malheurs et de ceux de la patrie pour laquelle il reçut tant de blessures. Ces locutions, o lux Dardanic! Spes o fidissima Teucrúm! sont pleines de chaleur; autant elles remuent le cœur, autant elles rendent déchirantes les paroles qui suivent. Ut te post multa tuorum funera... adspicimus! Hélas c'est l'histoire de ceux

qui ont quitté leur patrie; à leur retour, on peut dire comme Énée à Hector: Faut-il vous revoir après les funérailles de vos proches! Enfin, le silence d'Hector, son soupir, suivi du fuge, eripe flammis, font dresser les cheveux sur la tête. Le dernier trait du tableau mêle la double poésie du songe et de la vision; en emportant dans ses bras la statue de Vesta et le feu sacré, on croit voir le spectre emporter Troie de la terre.

Ce songe offre d'ailleurs une beauté prise dans la nature même de la chose. Énée se réjouit d'abord de voir Hector qu'il croit vivant; ensuite il parle des malheurs de Troie, arrivés depuis la mort même du héros. L'état où il le revoit ne peut lui rappeler sa destinée; il demande au fils de Priam d'où lui viennent ces blessures, et il vous a dit qu'on l'a vu ainsi, le jour qu'il fut traîné autour d'Ilion. Telle est l'incohérence des pensées, des sentiments et des images d'un songe.

Il nous est singulièrement agréable de

trouver parmi les poètes chrétiens quelque chose qui balance, et qui peut-être surpasse ce songe: poésie, religion, intérêt dramatique, tout est égal dans l'une et l'autre peinture, et Virgile s'est encore une fois reproduit dans Racine.

Athalie, sous le portique du temple de Jérusalem, raconte son rêve à Abner et à Mathan:

C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit;
Ma mère Jésabel devant moi s'est montrée,
Comme au jour de sa mort pompeusement parée;
Ses malheurs n'avaient point abattu sa fierté :
Même elle avait encor cet éclat emprunté

Dont elle eut soin de peindre et d'orner son visage,
Pour réparer des ans l'irréparable outrage.

cc

Tremble,» m'a-t-elle dit, « fille digne de moi,
Le cruel Dieu des Juifs l'emporte aussi sur toi:
Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,
Ma fille! » En achevant ces mots épouvantables,
Son ombre vers mon lit a paru se baisser,

Et moi, je lui tendais les mains pour l'embrasser ;
Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange
D'os et de chairs, meurtris et traînés dans la fange,
Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.

Il serait malaisé de décider ici entre Virgile et Racine. Les deux songes sont pris également à la source des différentes religions des deux poètes: Virgile est plus triste, Racine plus terrible: le dernier eût manqué son but, et aurait mal connu le génie sombre des dogmes hébreux, si, à l'exemple du premier, il eût amené le rêve d'Athalie dans une heure pacifique : comme il va tenir beaucoup il promet beaucoup par ce vers:

C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit.

Dans Racine il y a concordance, et dans Virgile contraste d'images.

La scène annoncée par l'apparition d'Hec. tor, c'est-à-dire la nuit fatale d'un grand peuple et la fondation de l'Empire romain, serait plus magnifique que la chute d'une seule reine, si Joas, en rallumant le flambeau de David, ne nous montrait dans le lointain le Messie et la révolution de toute la terre.

La même perfection se remarque dans

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