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peur qu'il ne s'en soit perdu quelqu'une; j'en serais bien fâché. J'attends de toi des nouvelles importantes. Sois tranquille sur mon compte; je suis aussi bien qu'on peut être en prison : bien logé, bien nourri; du monde quand j'en veux, et des gens fort aimables; logement sain, air excellent. J'espère n'être point malade; c'était tout ce que je craignais.

Te rappelles-tu deux volumes que nous avait prêtés la Homo 1 sur l'histoire de la peinture en Italie? l'auteur vient de me les envoyer avec cette adresse : « Hommage au peintre de Jean de Broë.» Je reçois le Constitutionnel sans y être abonné. Je ne sais à qui je dois cette galanterie.

Je suis dans une chambre grande comme ta chambre jaune, exposée au midi; point de cheminée; en hiver on met un poêle; couché sur un lit de sangle et un matelas de crin que j'ai apporté ; une petite table pour écrire, une autre pour manger. Je mange chez moi; on m'apporte de chez un restaurateur assez passable, aux prix ordinaires. Ma chambre donne comme les autres sur un long corridor. On m'enferme, le soir à neuf heures, à double tour; cela me contrarie extrêmement, quoique je n'aie nulle envie de sortir. On m'ouvre le matin à la pointe du jour. Nous avons une promenade grande comme le quartier de terre d'Isambert nous n'en jouissons qu'à certaines heures. Le reste du jour, elle appartient aux prisonniers pour dettes, qui sont séparés de nous. On vient nous voir de dehors; mais il faut aller deman. der à la police une permission, qui ne se refuse pas; cependant c'est un ennui. Il y en a qui aiment mieux être ici qu'en pays étranger, et je crois qu'ils ont raison; cependant je maintiens toujours que c'est une grande sottise de se mettre en prison. Il y a ici un homme qui l'a faite cette sottise-là, et s'en repent cruellement. Cauchois-Lemaire voit sa femme tous les jours, et beaucoup d'autres gens ; il me paraît tellement accoutumé à ceci, qu'il n'y pense seulement pas. Pour moi, cinq jours, depuis que je suis enfermé, m'ont paru longs, et les cinquante-cinq qui me restent me paraissent aussi bien longs.

Adieu, trésor! Embrasse le cher Paul.

Libraire de Tours.

* M. Beyle, connu sous le pseudonyme de Stendal.

A MADAME COURIER.

Sainte-Pélagie, mardi, octobre 1821.

J'ai eu des nouvelles d'Émilie par Béranger, avec qui j'ai dîné hier. Elle va partir pour l'Amérique avec son mari, qui la vient chercher. Béranger la dit fort aimable et très-spirituelle. Elle se vante de nous connaître, et d'être liée avec toi c'est depuis qu'on parle de nous. On en parle beaucoup, et chaque jour j'ai des preuves du grand effet de ma drogue.

Vendredi.

J'ai encore dîné hier avec le chansonnier : il imprime le recueil de ses chansons, qui paraît aujourd'hui. C'est une grande affaire, et il pourrait bien avoir querelle avec maître Jean Broë. Il y a de ces chansons qui sont vraiment bien faites : il me les donne.

Samedi.

Je rêve souvent de Paul et de toi, et sans dormir je m'imagine souvent que je vous tiens dans mes bras l'un et l'autre. Le temps me paraît long, quoique je sois fort occupé. Ce n'est pas vivre pour moi que d'être sans vous deux.

A MADAME COURIER.

Sainte-Pélagie, octobre.

Ta description de Paul à table m'enchante. Que ne suis-je avec vous deux! Cependant mon absence aura cela de bon, que tu t'accoutumeras à te passer de moi pour toutes les affaires.

Je reçois des visites qui me font perdre un temps bien précieux. C'est à présent surtout que mes journées sont chères. Ta tante m'a fait demander si je tenais beaucoup à la voir.

Les chansons de Béranger, tirées à dix mille exemplaires, ont été vendues en huit jours. On en fait une autre édition. On lui a ôté sa place; il s'en moque : il en trouvera d'autres chez des banquiers ou négociants, ou dans des administrations particulières. Il était là simple copiste expéditionnaire. On ne sait s'il sera inquiété; je ne le crois pas. Il a pourtant chanté des choses qui ne se peuvent dire en prose.

Mes drogues se vendent aussi très-bien, et le marchand est venu m'annoncer ici que nous pourrions bientôt compter ensemble. Je crois que j'ai bien fait de m'en tenir au marché à moitié. On le dit honnête homme; et c'est pour commencer. Je le tiens par l'espérance.

A MADAME COURIER.

Le 3 ou 4 novembre 1824.

Violet-le-Duc m'est venu voir avec Bobée. Il veut avoir mes notes sur Boileau. Je serai obligé de leur donner quelque chose qui me fera perdre un temps infiniment précieux.

B. vient aussi me tourmenter : il m'a tenu trois heures aujourd'hui. La perte de ces heures est irréparable pour moi et pour mon Longus, qui s'imprime. Il est probable que jamais je n'aurai le temps d'y retoucher après cette édition, qui n'est cependant pas telle que je la voudrais. J'ai heureusement donné quelques touches imperceptibles à ma lettre à Renouard, qui, sans y rien changer, raniment quelques endroits, mettent des liaisons qui manquaient. Je suis assez content de cela.

Je relis ton excellente lettre. Toute réflexion faite, je suis bien aise que tu sois jeune, pour moi et pour notre fils. Je lui parlais hier tout haut sans y penser. Tes détails me ravissent.

Il fait un bien beau temps. Que je serais heureux avec toi et notre cher Paul ! Il faut lui garder toutes nos lettres, afin qu'il voie quelque jour combien il a été aimé. Je ne puis me consoler d'avoir perdu celles de mon père.

A MADAME COURIER.

Le 31 octobre 1821.

J'ai reçu tes divines lettres, dont la dernière est du 26. J'en ai eu trois à la fois qui m'ont rendu bien heureux. Je t'avoue que l'endroit où tu me parles de tes talents enfouis, perdus, m'a fait pleurer. J'ai eu bien peur que quelqu'un n'entrât chez moi, car on n'aurait su ce que c'était. Pourquoi n'ai-je pas eu seulement ton portrait ? Tu as bien fait de ne pas aller au déjeuner. Il est sûr que tu as bien fait; car ne voyant personne ordinairement, il eût été mal de voir du monde en mon absence. Cela

aurait fait croire que je te tenais malgré toi dans la solitude. Je comprends à merveille comment tu as accepté sans le vouloir. Cela m'est arrivé mille fois.

La lettre que je t'envoie est du frère de Dupin le fameux avocat. Ce frère est lui-même fameux par de fort bons ouvrages sur l'Angleterre. Je t'envoie cela, parce que tu aimes à voir les succès de ton mari.

A MADAME COURIER.

Le 16 novembre 1821.

Me voici levé à quatre heures, et l'homme qui tousse toujours m'empêche de travailler. Je l'écoute, et il me semble que j'ai mal à la poitrine.

Je quitte à l'instant Béranger, qui va être jugé, et sans doute condamné. J'ai vu le député qui se nomme comme ton charretier de Saint-Avertin. C'est un brave homme; il est de mon âge, et il a une jeune femme. Mais cette femme n'est pas une Minette; elle aime la dépense et le plaisir.

Madame Shonée est venue ici voir un prisonnier son parent. Elle a fait un éloge de toi qui a charmé toutes ces bonnes gens. Ils sont venus me le redire, et je suis convenu avec eux qu'il en était quelque chose.

Samedi.

J'ai reçu tout à l'heure un colonel fameux', dont je te dirai le nom. Je le crois homme de mérite, et je ne m'étonne pas qu'il ait l'ambition de se distinguer.

A MADAME COURIER.

Jeudi matin, mars 1824.

On m'envoie ici le Feuilleton. Je ne sais pourquoi ni comment ils m'ont pu découvrir et savoir mon adresse. J'en suis fâché. Cette lecture aurait pu t'amuser là-bas.

J'ai dîné lundi chez Hersent, et de là on m'a mené chez madame Gay, auteur, où j'ai entendu la lecture d'une comédie. Il y avait là beaucoup de monde. Madame Regnault de Saint

'Fabvier.

Jean d'Angely m'a fait de grandes amitiés; elle est encore belle. Lemontey y était; Elleviou, tellement vieilli que je ne l'ai pas reconnu ; madame Dugazon, qui m'a parlé aussi, et d'autres ; mademoiselle Delphine Gay, qui fait des vers assez beaux à dix-sept ans; mais je crois qu'elle en a bien vingt. Tout cela ne m'amuse point.

On imprime ma drogue, qui, je crois, ne sera point saisie. J'en ai débité quelques morceaux de mémoire. Ils font plaisir à tout le monde. On est furieusement prévenu en ma faveur.

Je dîne aujourd'hui chez Gasnault, demain chez madame***. Tout cela m'ennuie. J'aime mieux Hersent et sa femme. Ils ont une maison agréable. Ils gaguent beaucoup tous deux, et ils maudissent le métier. Leur santé est mauvaise.

FIN.

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