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de mes sentiments, qui vous sont connus, et dont je me flatte que vous ne douterez jamais.

A M. D'AGINCOURT,

A ROME.

Livourne, le 15 octobre 1808.

Monsieur, je suis encore à Livourne, et les apparences sont que j'y passerai l'hiver. Je demandais, comme je crois vous l'avoir marqué, un congé pour aller en France; mais on m'éconduit tout à plat. J'en demande un pour Rome; ce sera, si je l'obtiens, un bon dédommagement de celui qu'on me refuse; car en France j'ai des parents; à Rome j'ai des amis, et je mets l'amitié bien loin devant la parenté, ou, pour mieux dire, c'est la seule parenté que je connaisse. Sur ce pied-là, vous m'êtes bien proche; aussi, sans mes affaires, je vous jure que je ne penserais guère à Paris ; et Rome serait encore pour moi la première ville du monde.

S'il faut vous expliquer maintenant comment le refus fait à ma première demande n'exclut pas la seconde, le voici : la permission d'aller en France dépendait du ministre, que je n'ai pu fléchir precando; l'autre dépend ici de quelqu'un que je gagnerai donando. Je viendrais aussi bien à bout du satrape ou de ses suppôts, mais il faudrait être là.

Pour vous dire ce que je fais ici, je mange, je bois, je dors, je me baigne tous les jours dans la mer, je me promène quand il fait beau; car nous n'avons pas votre ciel de Rome. Je lis et relis nos anciens, et ne prends souci de rien que d'avoir de vos nouvelles. Madame Dionigi m'a mandé quelquefois que vous vous portiez bien. C'est tout ce que je vous souhaite, car c'est la moitié du bonheur; et l'autre moitié, mens sana, vous est acquise de tout temps. Dieu vous doint seulement, comme disaient nos pères, la santé du corps, et vous serez heureux autant qu'on saurait l'être. Cela ne vous peut manquer, avec votre tempérament et la vie que vous menez, et dans le lieu que vous habitez. Votre habitation, monsieur, est choisie selon toutes les règles que donne là-dessus Hippocrate, et auxquelles je m'imagine que vous n'avez guère pensé. Ce n'est pas non plus ce qui

fait que cette demeure me plaît tant, mais c'est qu'on vous y

trouve.

Je songe tout de bon à quitter mon vilain métier; mais, ne sachant comment vont mes affaires en France, je ne veux pas rompre; je veux me dégager tout doucement, et laisser là mon harnais, comme un papillon dépouille peu à peu sa chrysalide, et s'envole.

Permettez, monsieur, que je vous embrasse, en vous suppliant de me conserver votre amitié, qui m'est plus chère que chose au monde. En vérité, tout mon mérite, si j'en ai, c'est de vous avoir plu, et de connaître ce que vous valez.

A M. CORAY,

A PARIS.

Livourne, le 18 octobre 1808.

Monsieur, nul présent ne pouvait me flatter plus que celui dont je me vois honoré, je ne sais si je dois dire par vous ou par MM. Zozima, qui m'ont remis vos trois admirables volumes'. De quelque part que me viennent ces livres, il faut assurément qu'on les ait faits pour moi. Tout de bon, monsieur, si votre projet eût été de me plaire et de faire une chose entièrement selon mes idées, vous n'auriez pu mieux rencontrer. Voilà justement ce que j'attendais de vous, et de vous seul. Je souffrais trop à voir Isocrate, la plus nette perle du langage attique, entouré de latin d'Allemagne ou de Hollande. En lisant vos notes, du moins je ne sors pas de la Grèce, et j'entre beaucoup mieux dans le sens de l'auteur qu'avec une glose latine ou vulgaire. Chaque langue veut être expliquée par elle-même, parce que les mots ni les phrases ne se correspondent jamais d'une langue à une autre; et c'est la raison qui me fait dire que nous n'avons point de dictionnaire grec. Ce serait un beau travail; mais qui osera l'entreprendre? Il faudrait pour cela (ce qui ne se trouvera jamais) plusieurs hommes comme vous et comme MM. Zozima. En vérité, ceci leur fait grand honneur; car ce n'est pas seulement leur nation qu'ils gratifient d'un don si précieux, mais, chez

Un exemplaire d'Isocrate, publié par Coray aux frais de MM. Zozima, Grecs de nation.

toute nation, tous ceux qui s'intéressent à la belle littérature. Ce qu'ils font pour encourager ces études dans leur pays, n'est pas de ce siècle-ci. Soyons de bonne foi, les rois nuisent aux lettres en les protégeant; leurs caresses étouffent les Muses. Il y a bien eu quelquefois de grands talents, malgré les pensions et les académies; mais on a toujours vu de simples particuliers favoriser les arts avec plus de sagesse et de discernement que n'eût pu faire aucun prince; et c'est de quoi ces messieurs donnent un nouvel exemple.

Courage donc, monsieur; suivez votre belle entreprise, et soyez persuadé que, même parmi nous, il se trouvera des gens qui vous applaudiront comme vous le méritez. Le nombre en sera petit, mais choisi. Vous aurez peu de lecteurs, mais vous en aurez toujours; et comme ces modèles, que vous nous dévoilez, seront étudiés tant qu'il y aura des arts et du goût, votre nom, attaché à des monuments si célèbres, passera sûrement à la postérité.

[Courier a dû écrire la lettre ci-dessus très-peu de temps après la réception du livre de M. Coray; et ses félicitations paraissent être le tribut payé à une première lecture. La lettre qui suit, et qui est adressée à M. Akerblad, exprime sur le livre de M. Coray une opinion plus réfléchie et un peu différente. M. Akerblad ne fut point de l'avis de Courier sa réponse, qu'on donne après la lettre de celui-ci, explique et défend la manière adoptée par M. Coray dans ses notes. ]

A M. AKERBLAD,

A FLORENCE.

Livourne, le 2 novembre 1808.

Je lis l'Isocrate de Coray et ses notes, que vous n'avez pas. Entre nous, c'est peu de chose; il pouvait faire et il a fait beaucoup mieux que cela. Ce que j'y trouve de meilleur, c'est l'exemple qu'il donne d'expliquer le grec en grec, exemple qu'il faudrait suivre, et même dans les lexiques. Mais je ne puis du tout approuver sa préface mixto-barbare. Ah! docteur Coray! un frontispice gothique à un édifice grec! au temple de Minerve, le portail de Notre-Dame! Pourquoi la préface et les notes, s'adressant aux mêmes lecteurs, ne sont-elles pas dans la même

langue? Ce que j'en dis n'est point par humeur, car je n'en perds pas un mot; seulement j'ai de la peine à croire que ce soit ainsi qu'on parle, et je pense qu'il fait un peu comme l'écolier de Rabelais: Nous transfretions la sequane pour viser les meretricules. Celui-là latinisait, et Coray hellénise.

Ses notes sont pleines de longueurs et d'inutilités. Ne comprendra-t-on jamais que des notes ne doivent point être des dissertations; que les plus courtes sont les meilleures ; que l'explication des mots regarde les lexicographes, celle des phrases les grammairiens? N'est-ce point assez de travail pour un éditeur d'avoir à choisir entre les variantes, à découvrir et marquer les altérations du texte, les fautes des copistes, qui sont de tant d'espèces, erreurs, omissions, additions, corrections, etc.? A chaque note trois mots suffisent, et les anciens critiques n'y employaient que des signes, d'où est venu le nom même de notes. Bref, dans tout ce qu'on nous donne, je ne vois que des matériaux pour les éditeurs futurs, s'il s'en trouve jamais de raisonnables. Pas un livre pour qui veut lire.

Notre ami se plaît à écrire son grec, et je le lui passerais, si ce plaisir ne l'entraînait trop souvent loin de sa route. Tant de hors-d'œuvre dans une œuvre où tout ce qui n'est pas nécessaire nuit! tant d'étymologies de la langue moderne, curieuses si vous voulez, mais étrangères à Isocrate! Tout en se mêlant d'indiquer les beautés et les défauts, il est à mille lieues de ce qu'on appelle goût. M. Heyne, et quelques autres qui ont eu la même prétention, ne l'ont pas mieux justifiée. Après tout, estce là leur affaire? On ne leur demande point si Isocrate a bien écrit, mais ce qu'il a écrit; recherche que Coray néglige un peu cette fois. Croiriez-vous qu'il n'a pas seulement vu les manuscrits de Paris? Voilà un péché d'omission, dont je ne sais si le pape même le pourrait absoudre. Il s'en rapporte aux variantes de l'abbé Auger, qui s'en était aussi rapporté à quelque autre, n'ayant garde de déchiffrer les manuscrits, lui qui ne lisait pas trop couramment la lettre moulée. D'après cela, je vous laisse à penser ce que c'est que ce travail, robaccia. J'en suis fâché; car je m'attendais que nous aurions par lui quelque chose de bon de ces manuscrits; mais il y faut renoncer, car qui diable s'en occupera si Coray les néglige? C'est dommage: sur un texte

si intéressant, il pouvait se faire grand honneur, et à nous grand plaisir.

Quel écrivain que cet Isocrate! nul n'a mieux su son métier ; et à quoi pensait Théopompe, lorsqu'il se vantait d'être le premier qui eût su écrire en prose? Ce n'est pas non plus peu de gloire pour Isocrate que de tels disciples. Je lui trouve cela de commun avec votre grand Gustave, que tous ceux qui, en même temps que lui, excellèrent dans son art, l'avaient appris de lui. Voilà un étrange parallèle, et dont il ne tiendrait qu'à vous de vous moquer, ou même de vous plaindre diplomatiquement.

Donnez-moi des nouvelles de M. Micali, de nos manuscrits et de vous. Trois points comme pour un sermon; mais celui-là ne peut m'ennuyer.

RÉPONSE DE M. AKERBLAD.

Florence, le 16 novembre 1808.

Je suis enchanté de voir que ni vos occupations militaires, ni les alertes que vous donnent de temps en temps les Anglais, ni même les tremblements de terre, n'ont pu vous détourner de vos études chéries; et j'admire votre belle et constante passion pour les Muses grecques; passion qui ne vous quitte pas, même dans la ville la plus indocte de l'Italie, et où l'on n'entend parler que de lettres de change et de marchandises coloniales.

Vous êtes donc bien fâché contre ce pauvre Coray, pour vous avoir fait une préface en grec vulgaire à votre Isocrate! Mais, de grâce, en quelle langue fallait-il donc qu'il s'adressât aux jeunes gens de sa nation? Rien ne me semble plus naturel que de leur parler dans leur propre idiome : aussi, lorsqu'il a fait des éditions d'auteurs grecs pour vous autres messieurs les Français, il n'a pas manqué de faire les préfaces dans votre langue. Je conviens que le bonhomme est un peu long dans ses prolégomènes ; mais vous avouerez aussi que son introduction grammaticale à la tête du premier volume contient des observations excellentes, des vues neuves, sinon pour les hellénistes de l'Europe, au moins pour ses compatriotes, qui ne connaissent de grammaires que celles de Lascaris et Gaza, et qui ignorent absolument tout ce que la philosophie moderne a perfectionné dans la méthode grammaticale. Quant aux notes de Coray, je ne connais pas celles de l'Isocrate; les autres, je les trouve parfois un peu longues, mais toujours remplies de remarques excellentes. D'ailleurs, un volume in-8o de notes pour tout l'Isocrate ne me paraît pas trop. Eh! que diable diriez-vous donc des notes de feu notre

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