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A M. LEDUC,

OFFICIER D'ARTILLERIE, A PARIS.

Mileto, le 18 octobre 1806.

On croit généralement ici que la guerre recommence en Allemagne j'ai les plus fortes raisons pour souhaiter d'y être employé, et de quitter ce pays-ci, où il ne me reste rien à faire, ni à voir, ni à espérer. Ne pourrais-tu pas m'obtenir ce changement de destination? N'as-tu aucune relation avec ceux qui règlent ces sortes de choses, auxquels il doit être assez indifférent que je me fasse tuer ici ou là-bas, par un sous-diacre embusqué derrière une haie, ou par un hussard prussien? Cette demande, en elle-même, est peu de chose, puisqu'il ne s'agit ni d'argent ni d'avancement. Ton amitié que j'implore, et sur laquelle je me fonde, ferait pour moi plus que cela; tire-moi de ce purgatoire où je suis sans avoir péché, dupe de ma bonne volonté, et de l'envie que j'ai eue de servir utilement. Écoute ma déconvenue: avant la dernière campagne d'Allemagne, lorsque tout était en paix, je voulus venir dans ce royaume, parce qu'il y avait une armée que l'on croyait destinée à le conquérir, ou à quelque autre expédition; ce fut ainsi que je n'allai pas à la grande armée; si ce fut pour moi bonheur ou malheur, Dieu le sait; mais enfin j'aurais pu là me distinguer tout comme un autre. Tandis que l'empereur entrait à Vienne, nous vînmes près de Venise battre le corps de monsieur de Rohan; la paix faite, nous retournâmes sur nos pas, sous les ordres du prince Joseph, aujourd'hui roi.

Arrivé à Naples, où j'aurais pu rester, je demandai à faire partie de l'expédition de Calabre, dont personne ne voulait être. Dans cette campagne, une des plus diaboliques qui se soient faites depuis longtemps, j'ai eu beaucoup plus que ma part de fatigues et de dangers; j'ai perdu huit chevaux pris ou tués, mes nippes, mon argent, mes papiers, le tout évalué douze mille francs, par la discrétion du perdant. Une petite pacotille que m'avaient faite mes amis, après m'avoir habillé, vient de m'être prise comme la première; mon domestique est crucifié, quoique indigne', et

1 Chappuy. Il avait été pris à Reggio et débarqué par les Anglais à Gênes.

je reste avec une chemise qui ne m'appartient pas. Cependant mes camarades, qui n'ont pas bougé de Naples, ou qui peutêtre ont passé dix jours devant Gaëte, où nous avons perdu en tout dix hommes de l'artillerie, ont eu tous de l'avancement et des faveurs. Il n'est qu'heur et malheur. Ceux-là ont pris Gaëte. On ne demande pas comment, ni en combien de temps, ni quelle défense a faite la place. Nous, on nous a rossés1; pouvions-nous ne pas l'être? c'est ce qu'on n'examine point; mais par Dieu! ce ne fut pas la faute de l'artillerie, qui toute s'est fait massacrer ou prendre, et de fait se trouve détruite sans pouvoir être remplacée.

Maintenant nous faisons la guerre ou plutôt la chasse aux brigands, chasse où le chasseur est souvent pris. Nous les pendons; ils nous brûlent le plus doucement possible, et nous feraient même l'honneur de nous manger. Nous jouons avec eux à cache-cache; mais ils s'y entendent mieux que nous. Nous les cherchons bien loin, lorsqu'ils sont tout près. Nous ne les voyons jamais; ils nous voient toujours. La nature du pays et l'habitude qu'ils en ont font que, même étant surpris, ils nous échappent aisément, non pas nous à eux. Te préserve le ciel de jamais tomber en leurs mains, ainsi qu'il m'est arrivé! Si je m'en suis tiré sans y laisser la peau, c'est un miracle que Dieu n'avait point fait depuis l'aventure de Daniel dans la fosse aux lions. Bien m'a pris de savoir l'italien, et de ne pas perdre la tête. J'ai harangué; j'ai déployé, comme tu peux croire, toute mon éloquence 2. Bref, j'ai gagné du temps, et l'on m'a délivré. Une autre fois, pour éviter pareil ou pire inconvénient, je partis dans une mauvaise barque par un temps encore plus mauvais, et fus trop heureux de faire naufrage sur la même côte où peu de jours auparavant on avait égorgé l'ordonnateur Michaud avec toute son escorte. Une autre fois, sur une autre barque, je rencontrai une frégate anglaise qui me tira trois coups de canon. Tous mes marins se jetèrent à l'eau, et gagnèrent la terre en nageant. Je n'en pouvais faire autant. Seul, ne sachant pas gouverner ma petite voile latine, je coupai avec mon sabre les chétifs cordages qui la tenaient; et les zéphyrs me portèrent, moins

1 A Sainte-Euphémie, le 4 juillet.

2 A Corigliano, le 42 juin.

P. L. COURIER.

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doucement que Psyché, près d'une habitation d'où, aux signaux que je fis, on vint me secourir et me tirer de peine.

Que peut faire, dis-moi, dans une pareille guerre un pauvre officier d'artillerie sans artillerie (car nous n'en avons plus)? Distribuer des cartouches à messieurs de l'infanterie, et les exhorter à s'en bien servir pour le salut commun. C'est où en sont réduits tous mes camarades, et le général Mossel lui-même. Ce service ne me convenant pas, pour être quelque chose, je suis officier d'état-major, aide de camp, tout ce qu'on veut toujours à l'avant-garde, crevant mes chevaux, et me chargeant de toutes les commissions dont les autres ne se soucient pas. Mais tu sens bien qu'à ce métier je ne puis gagner que des coups, et me faire estropier en pure perte. Jamais, dans l'artillerie, on ne me tiendra compte d'un service fait hors du corps; et les généraux auprès desquels je sers, assez empêchés à se soutenir eux-mêmes, ne sont pas en passe de rien faire pour moi. J'aimerais cent fois mieux commander une compagnie d'artillerie légère à la grande armée, que d'être ici général comme l'est Mossel, c'està dire, garde-magasin des munitions de l'infanterie. Je n'ai pas de temps à perdre si cette campagne-ci se fait encore sans moi, comme celle d'Austerlitz, où diable veux-tu que j'attrape de l'avancement? Avancer est chose impossible dans la position où nous nous trouvons. Cela est vrai, moralement et géographiquement parlant. Confinés au bout de l'Italie, nous ne saurions aller plus loin, et nous n'avons ici non plus de grades à espérer que de terre à conquérir. Par pitié ou par amitié, tire-moi de ce cul-de-sac. Ote-moi d'une passe où je suis déplacé, et où je ne puis rien faire. Invoque, s'il est nécessaire pour si peu de chose, ton patron et le mien, le général Duroc. Parle, écris, je t'avouerai de tout, pourvu que tu m'aides à sortir de cette botte, au fond de laquelle on nous oublie. Si cela passe ton pouvoir, si l'on veut à toute force me laisser ici officier sans soldats, canonnier sans canons, s'il est écrit que je dois vieillir en Calabre, la volonté du ciel soit faite en toute chose!

On trouve ici tout, hors le nécessaire : des ananas, de la fleur d'oranger, des parfums, tout ce que vous voulez, mais ni pain, ni eau.

A MADAME PIGALLE,

A LILLE.

Mileto, le 23 octobre 1806.

Vous aurez de ma prose, chère cousine, tant que vous en voudrez, et du style à vingt sous, c'est-à-dire du meilleur, qui ne vous coûtera rien que le port. Si je ne vous en ai pas adressé plus tôt, c'est que nous autres, vieux cousins, nous n'écrivons guère à nos jeunes cousines sans savoir auparavant comment nos lettres seront reçues, n'étant pas, comme vous autres, toujours assurés de plaire. Ne m'accusez ni de paresse ni d'indifférence. Je voulais voir si vous songeriez que je ne vous écrivais pas depuis près de deux ans. Vous n'aviez aucun air de vous en apercevoir; moi, piqué de cela, j'allais vous quereller, quand vous m'avez prévenu fort joliment : j'aime vos reproches, et vous avez mieux répondu à mon silence que peut-être vous n'eussiez fait à mes lettres.

On me mande de vous des choses qui me plaisent. Vous parlez de moi quelquefois, vous faites des enfants, et vous vous ennuyez: vivat, cousine! Voilà une conduite admirable. De mon côté, je m'ennuie aussi tant que je puis, comme de raison. Ne nous sommes-nous pas promis de ne point rire l'un sans l'autre? Pour moi, je ne sais ce que c'est que manquer à ma parole, et je garde mon sérieux, comptant bien que vous tenez le vôtre. Je trouverais fort mauvais qu'il en fût autrement; et si quelqu'un vous amuse, à mon retour qu'il prenne garde à lui. Passe pour des enfants; mais point de plaisir, ma cousine, point de plaisir sans votre cousin.

Hélas! pour tenir ma promesse je n'ai besoin que de penser à cinq cents lieues qui nous séparent, deux longues, longues années, écoulées sans vous voir, et combien encore à passer de la même manière! Ces idées-là ne me quittent point, et me donnent une physionomie de misanthropie et repentir. Jeux innocents, petits bals, et soirées du jardin, qu'êtes-vous devenus? Non, je ne suis plus le cousin qui vous amusait; ce n'est plus le temps de don Bedaine, de madame Ventre à terre et de la Dame empaillée. En me voyant maintenant, vous ne me reconnaîtriez pas, et vous demanderiez encore: Où est le cousin qui rit? Voilà

ce que c'est de s'éloigner de vous. On s'ennuie, on devient maussade, on vieillit d'un siècle par an. Pour être heureux, il faut ou ne vous pas connaître, ou ne vous jamais quitter.

Je n'ai guère bâillé près de vous, ni vous avec moi, ce me semble, si ce n'est peut-être en famille, aux visites de nos chers parents: eh bien! depuis que je ne vous vois plus, je bâille du matin au soir. La nature, vous le savez, m'a doué d'un organe favorable à cet exercice; je bâille en vérité comme un coffre ( mieux dit, m'est avis, que ce qu'on dit); vous, à cause de mon absence, là-bas, vous devez bâiller aussi, comme une petite tabatière. Quelle différence entre nous! vous n'oseriez assurément vous comparer, vous mesurer..... Bêtise, oui bêtise, j'en de-. meure d'accord, c'est du style à deux liards.

Mais savez-vous ce qui m'arrive de ne plus rire? je deviens méchant. Imaginez un peu à quoi je passe mon temps. Je rêve nuit et jour aux moyens de tuer des gens que je n'ai jamais vus, qui ne m'ont fait ni bien ni mal; cela n'est-il pas joli? Ah! croyezmoi, cousine, la tristesse ne vaut rien. Reprenons notre ancienne allure, il n'y a de bonnes gens que ceux qui rient. Rions. toutes les fois que l'occasion s'en présentera, ou même sans occasion. Moi, quand je songe à votre enflure, à la mine que vous devez faire avec ce paquet, et surtout à la manière dont cela vous est venu; ma foi, tout seul ici, j'éclate comme si vous étiez là. Il ne se donne pas un bal que vous n'enragiez; cela me réjouit encore plus.

Pendant que je vous fais ces lignes très-sensées, voici une drôle d'aventure. La maison tremble ; un homme qui écrivait près de moi se sauve en criant: Tremoto! moi je répète : Tremoto, c'est-à-dire, tremblement de terre, et me sauve aussi dans la cour. Là je vis bien que la secousse avait été forte, ou sérieuse, comme vous diriez, cousine, ou conséquente, comme dit Voisard. Un bâtiment non achevé, dont le toit n'est pas encore couvert, semblait agité par le vent; la charpente remuait, craquait. La terre a souvent ici de ces petits frissons qui renverseraient une ville comme un jeu de quilles, si les maisons n'étaient faites exprès, à l'épreuve du tremoto, peu élevées, larges d'en bas. Aucune n'est tombée cette fois; mais une église a écrasé je

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A Sinopoli, près de Scylla, dans les premiers jours d'octobre.

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