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Reynier, qui avait déjà connaissance de la perte du dernier convoi d'artillerie; la lettre suivante rend compte de son entrevue avec le général.]

A M. ***

OFFICIER D'ARTILLERIE, A COSENZA.

Monte-Leone, le 21 juin 1806.

J'arrive. Sais-tu ce qu'il me dit en me voyant : Ah! ah! c'est donc vous qui faites prendre nos canons? Je fus si étourdi de l'apostrophe, que je ne pus d'abord répondre; mais enfin la parole me vint avec la rage, et je lui dis bien son fait. Non, ce n'est pas moi qui les ai fait prendre; mais c'est moi qui vous fais avoir ceux que vous avez. Ce n'est pas moi qui ai publié un ordre dont le succès dépendait surtout du secret; mais je l'ai exécuté malgré cette indiscrétion, malgré les fausses mesures et les sottes précautions, malgré les lenteurs et la perfidie de ceux qui devaient me seconder, malgré les Anglais avertis, les insurgés sur ma route, les brigands de toute espèce, les montagnes, les tempêtes, et par-dessus tout sans argent. Ce n'est pas moi qui ai trouvé le secret de faire traîner deux mois cette opération, presque terminée au bout de huit jours, quand le roi et l'état-major me vinrent casser les bras. Encore, si j'en eusse été quitte à leur départ! mais on me laisse un aide de camp pour me surveiller et me hâter, moi qu'on empêchait d'agir depuis deux mois, et qui ne travaillais qu'à lever les obstacles qu'on me suscitait de tous côtés; moi qui, après avoir donné de ma poche mon dernier sou, ne pus obtenir même la paye des hommes que j'employais. Et où en serai-je à présent, si je n'eusse d'abord envoyé promener mon surveillant, trompé le ministre pour avoir la moitié de ce qu'il me fallait, et méprisé tous les ordres contraires à celui dont j'étais chargé? Ce ne fut pas moi qui dispensai la ville de Tarente de faire mes transports; mais ce fut moi qui l'y forçai, malgré les défenses du roi. En un mot, je n'ai pu empêcher qu'on ne livrât, par mille sottises, douze pièces de canon aux ennemis; mais ils les auraient eues toutes, si je n'eusse fait que mon devoir.

Voilà, en substance, quelle fut mon apologie, on ne peut pas moins méditée; car j'étais loin de prévoir que j'en aurais besoin.

Soit crainte de m'en faire trop dire, soit qu'on me ménage pour quelque sot projet dont j'ai ouï parler, il se radoucit. La conclusion fut que je retournerais pour en ramener encore autant, et je pars tout à l'heure. Cela n'est-il pas joli? Par terre tout est insurgé; par mer les Anglais me guettent; si je réussis, qui m'en saura gré? si j'échoue, haro sur le baudet. Ne me viens point dire: Tu l'as voulu. J'ai cru suivre un ami, et non un protecteur; un homme, non une excellence. J'ai cru, ne voulant rien, pouvoir me dispenser d'une cour assidue, et, dans le repos dont on jouissait, goûter à Reggio quelques jours de solitude, sans mériter pour cela d'être livré aux bêtes. Mais enfin m'y voilà. Il faut faire bonne contenance, et louer Dieu de toutes choses, comme dit ton zoccolante.

AU MÊME.

Crotone, le 25 juin 1806.

J'arrive de Tarente, et j'y retourne; bonheur ou malheur, je ne sais lequel. Je t'ai marqué, dans une lettre que Guérin te remettra, s'il ne la perd, comme on m'a reçu. Il m'a fallu livrer bataille; sans quoi on me campait sur le dos la perte des douze canons. Cela arrangeait tout le monde, si j'eusse été aussi benêt qu'à mon ordinaire; mais j'ai refusé la charge et regimbé, au grand scandale de toute la cour. L'animal à longue échine en a fait, je m'imagine, de belles exclamations avec ses fidèles. Je sais bien la règle, sans humeur, sans honneur. Mais enfin, il faut faire le moins de bassesses possible. Celle-là n'eût servi de rien, car ma disgrâce est sans retour; et après tout, je ne suis pas venu sur ce pied-là. Pouvant rester à Naples et me donner du bon temps, je suis venu ici comme ami; j'en ai eu le titre et les honneurs; je ne veux pas déroger.

C'est vraiment une plaisante chose à voir que cette cour, et comme tout cela se guinde peu à peu. Les importants sont D***, plus chéri que jamais; Milet, et à présent Grabenski, qui commence à piaffer.

Mais d'où vient donc, dis-moi? quelque part qu'on s'arrête, en Calabre ou ailleurs, tout le monde se met à faire la révérence, et voilà une cour. C'est instinct de nature. Nous naissons vale

taille. Les hommes sont vils et lâches, insolents, quelques-uns par la bassesse de tous, abhorrant la justice, le droit, l'égalité; chacun veut être, non pas maître, mais esclave favorisé. S'il n'y avait que trois hommes au monde, ils s'organiseraient. L'un ferait la cour à l'autre, l'appellerait monseigneur, et ces deux unis forceraient le troisième à travailler pour eux. Car c'est là le point.

Au reste, on ne lui parle plus. Il y a des heures, des rendezvous, des antichambres, des audiences. Il interroge et n'écoute pas, se promène, rêve, puis tout à coup il se rappelle que vous êtes là. Il cherche les grands airs, et n'en trouve que de sots. Ce n'est pas un sot cependant; mais un petit zéphyr de fortune lui tourne la tête comme aux autres.

J'ai rejoint Reynier. Enfin nous l'avons retrouvé avec les débris de sa grandeur, les Milet, les D..., les Sénécal (Clavel est tué; je te l'ai marqué ), tous en piteux équipage et de fort mauvaise humeur, eux du moins, car pour lui, le voilà raisonnable, abordable. On lui parle; il écoute à présent, et de tous c'est lui qui fait meilleure contenance. Il renonce de bonne grâce à la vice-royauté; mais eux, après le rêve, ils ne sauraient souffrir d'être Gros-Jean comme devant, et ils s'en prennent à lui du bien qu'il n'a pu leur faire. Ceux qu'il produisait, qu'il poussait, lui jettent la première pierre. C'est un homme faible, irrésolu, tête étroite, courte vue; il devait faire ceci et ne pas faire cela. Chacun après le dé vous montre. S'il n'eût pas attaqué, il n'y aurait qu'un cri, et les grands brailleurs seraient ceux qui ont fui les premiers. Lebrun dirait : Quoi, voir des Anglais, et ne pas tomber sur eux! Maintenant, ce n'était pas son avis.

Sotte chose, en vérité, pour un homme qui commande, d'avoir sur les épaules un aide de camp de l'empereur, un monsieur de la cour, qui vous arrive en poste, habillé par Walter, et portant dans sa poche le génie de l'empereur. Reynier s'est trouvé là comme moi à Tarente, avec un surveillant chargé de rendre compte. La bataille gagnée, c'eût été l'empereur, le génie, la pensée, les ordres de là-haut. Mais la voilà perdue, c'est notre faute à nous. La troupe dorée dit : L'empereur n'était pas là, et comment se fait-il que l'empereur ne puisse former un général. L'aventure est fâcheuse pour le pauvre Reynier. Nulle part on

ne se bat, les regards sont sur nous. Avec nos bonnes troupes et à forces égales, être défaits, détruits en si peu de minutes; cela ne s'est point vu depuis la révolution.

Reynier a tâché de se faire tuer, et il court encore comme un fou partout où il y a des coups à attraper. Je l'approuverais, s'il ne m'emmenait; moi, je n'ai pas perdu de bataille, je ne voulais point être vice-roi, et tout nu que me voilà je me trouve bien au monde. Les fidèles nous laissent aller, et survivent très-volontiers à leurs espérances. Que les temps sont changés depuis MonteLeone, en quinze jours! Au lieu de cette foule, de ce cortége, c'est à qui se dispensera de l'accompagner; il n'y va plus que ceux qui ne peuvent l'éviter. Je les trouve de bon sens, et je ferais comme eux. Je le pourrais, je le devrais, et je le veux même quelquefois, quand je me rappelle sa cour et ses airs; mais dans le malheur il est bon homme; nos humeurs se conviennent au fond; l'ancienne belle passion se rallume, et joint le malheureux Sosie au malheureux Amphitryon. Bien entendu qu'au moindre vent qui le gonflerait encore, nous ferions bande à part, comme la première fois. Ne me trouves-tu pas habile? si je m'attache aux gens, c'est seulement tant qu'ils sont brouillés avec la fortune. Le résultat de tout ceci, c'est qu'il perd et son ancienne réputation qu'on n'avait pu lui ôter, et un crédit naissant dans ce nouveau tripot; il revenait sur l'eau, et le voilà noyé.

Morel a une blessure de plus, qu'il ne donnerait pas pour beaucoup: c'est une balle au-dessus du genou; il admire son bonheur. En effet, la croix, s'il l'obtient, aurait pu lui coûter plus cher ; et c'est bon marché, certes, quand on n'a pas d'aïeux.

Masséna, et les nobles, et tous les gens bien nés, sont à six milles d'ici, à Castrovillari; sa troupe dorée à Morano. M. de Colbert aussi est là, qui trouve dur de suivre le quartier général sans sa voiture bombée. Il a bien fallu la laisser à Lago-Negro, et faire trois journées à cheval. Il prétend, pour tant de fatigues et de périls, qu'on le fasse officier de la Légion, et je trouve sa prétention bien modérée pour un homme qui s'appelle M. de Colbert.

Le trait de ton Dedon est bon je le savais déjà. Tu crois

Commandant l'artillerie de l'armée devant Gaëte.

que le scandale de l'affaire lui pourra nuire? Ah! s'il a soin des fusils de chasse, et qu'il conte toujours de petites histoires, c'est bien cela qui l'empêchera de devenir un gros seigneur par un voulons et nous plaît; Il y a ici un colonel Grabinski qui a fait pis, s'il est possible, et qui n'en sera pas moins général avant peu; car c'est un bon serviteur, un homme qui sait ce qu'on doit à ses chefs, un homme... un homme enfin qui ira loin, je t'en réponds, sans risquer sa peau. Au fait, ces choses-là ne font nul tort, pourvu qu'on serve bien, d'ailleurs, dans l'antichambre, surtout quand on a l'avantage d'être connu pour un sot. C'est bien là le cas de ton De un mot don. Je te conseille de lui faire ta cour.

J'ai reçu ta dernière lettre, comme tu vois; tout de bon, cela est trop drôle ! Salvat, qui meurt réellement et en vérité de la peur; Dedon, qui en est bien malade; l'autre, qui se tient loin; voilà de ces choses qu'on ne peut savoir, à moins d'être du métier. En lisant la gazette, personne n'imagine qu'à travers tant de guerres on puisse parvenir aux premiers emplois de l'armée sans être en rien homme de guerre. Ma foi, quant au reste du monde, je ne t'en saurais que dire ; mais j'ai vu deux classes dans ma vie ; j'ai connu gens de lettres, gens de sabre et d'épée. Non! la postérité ne se doutera jamais combien, dans ce siècle de lumières et de batailles, il y eut de savants qui ne savaient pas lire, et de braves qui faisaient dans leurs chausses! Combien de Laridons passent pour des Césars, sans parier de César Berthier!

A M. LE GÉNÉRAL DULAULOY,

A NAPLES.

Cassano, 12 août 1806.

Mon général, rien ne pouvait me faire plus de plaisir et d'honneur que de vous voir approuver ma conduite dans la sotte opération que j'avais prise tant à cœur, par amitié pour un homme qui maintenant me fait la mine. Vous saurez tout quand je vous verrai. Un rayon de prospérité donne d'étranges vapeurs. Moi, d'abord, je fus fâché de la perte des canons; mais ici je

1 Sa mission à Tarente pour y chercher de l'artillerie. Le secret, qui devait être gardé, fut divulgué par la cour du de Naples.

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