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Les chèvres mêmes paissaient là auprès, comme si elles eussent été participantes de la bonne chère des noces, ce qui ne plaisait pas à ceux venus de la ville; et Daphnis, en appelant aucunes par leurs propres noms, leur donnait de la feuillée verte à brouter, et les prenant par les cornes, les baisait. Et non pas lors seulement, mais en tout le reste de leur vie, passèrent le plus du temps et la meilleure partie de leurs jours en état de pasfeurs; car ils acquirent force troupeaux de chèvres et de brebis, eurent toujours en singulière révérence les Nymphes et le dieu Pan, et ne trouvèrent point à leur goût de meilleure viande, ni plus savoureuse nourriture que du fruit et du lait ; et qui est plus, firent teter à leur premier enfant, qui fut un fils, une chèvre; et au second, qui fut une fille, firent prendre le pis d'une brebis, et le nommèrent Philopomen, et la fille Agélée; et ainsi vécurent aux champs longues années en grands soulas. Ils eurent soin aussi de faire honorablement accoutrer la caverne des Nymphes, y dédièrent de belles images, et y édifièrent un autel d'Amour pastoral; et à Pan, au lieu qu'il était à découvert sous le pin, firent faire un temple qu'ils appelèrent le temple de Pan le Guerroyeur.

Tout cela fut longtemps après; mais pour lors, quand la nuit fut venue, tout le monde les convoya jusqu'en leur chambre nuptiale, les uns jouant de la flûte, les autres du flageolet, et aucuns portant des fallots et flambeaux allumés devant eux; puis, quand ils furent à l'huis de la chambre, commencèrent à chanter Hyménée d'une voix rude et âpre, comme si avec une marre ou un pic ils eussent voulu fendre la terre.

Cependant Daphnis et Chloé se couchèrent nus dans le lit, là où ils s'entre-baisèrent et s'entre-embrassèrent sans clore l'œil de toute la nuit, non plus que chats-huants; et fit alors Daphnis ce que Lycenion lui avait appris : à quoi Chloé connut bien que ce qu'ils faisaient paravant dedans les bois et emmi les champs n'étaient que jeux de petits enfants.

LETTRES INÉDITES,

ÉCRITES DE FRANCE ET D'ITALIE.

(1787 A 1812.)

A SA MÈRE,

A PARIS.

Thionville, le 10 septembre 1793.

Toutes vos lettres me font plaisir et beaucoup, mais non pas toutes autant que la dernière, parce qu'elles ne sont pas toutes aussi longues, et parce que vous m'y racontez en détail votre vie et ce que vous faites. C'est une vraie pâture pour moi que ces petites narrations, dans lesquelles il ne peut guère arriver que je n'entre pour beaucoup.

Il n'y a aucune apparence qu'on nous tire d'ici cette année ni peut-être la suivante, en sorte que je n'en partirai que quand je me trouverai lieutenant en premier; car il me faudra peut-être passer dans une autre compagnie, ce qu'à Dieu ne plaise!

Mon camarade est employé à Metz aux ouvrages de l'arsenal. '. Il m'a quitté ce matin ; et son absence, qui cependant ne saurait être longue, me donne tant de goût pour la solitude, que je suis déjà tenté de me chercher un logement particulier. Mon travail souffre un peu de notre société, et c'est le seul motif qui puisse m'engager à la rompre; car du reste je me suis fait une étude et un mérite de supporter en lui une humeur fort inégale, qui, avant moi, a lassé tous ses autres camarades. J'ai fait presque comme Socrate, qui avait pris une femme acariâtre pour s'exercer à la patience; pratique assurément fort salutaire, et dont j'avais moins besoin que bien des geus ne le croient, moins que je ne l'ai cru moi-même. Quoi qu'il en soit, je puis certifier à

tout le monde que mon susdit compagnon a, dans un degré éminent, toutes les qualités requises pour faire faire de grands progrès dans cette vertu à ceux qui vivront avec lui.

Si vous n'avez pas encore fait partir mes livres qui sont achetés, joignez-y celui-ci, qui me sera fort utile, à ce que me disent les ingénieurs d'ici : OEuvres diverses de Bélidor sur le génie et l'artillerie. Ces ingénieurs sont de rudes gens : ils ont en manuscrit des ouvrages excellents sur leur métier; je les ai priés de me les communiquer, ils m'ont refusé sous de mauvais prétextes; ils craignent apparemment que quelqu'un n'en sache autant qu'eux.

Cherchez parmi mes livres deux volumes in-8°, c'est-à-dire du format de l'Almanah royal, brochés en carton vert; l'un est tout plein de grec, et l'autre de latin : c'est un Démosthène qu'il faut m'envoyer avec les autres livres. Ces deux volumes sont assez gros l'un et l'autre, et assez sales aussi.

Mes livres font ma joie, et presque ma seule société. Je ne m'ennuie que quand on me force à les quitter, et je les retrouve toujours avec plaisir. J'aime surtout à relire ceux que j'ai déjà lus nombre de fois, et par là j'acquiers une érudition moins étendue, mais plus solide. A la vérité, je n'aurai jamais une grande connaissance de l'histoire, qui exige bien plus de lec tures; mais je gagnerai autre chose qui vaut autant, selon moi, et que je n'ai guère l'envie de vous expliquer; car je ne finirais pas si je me laissais aller à je ne sais quelle pente qui me porte à parler de mes études. Je dois pourtant ajouter qu'il manque à tout cela une chose dont la privation suffit presque pour en ôter tout l'agrément à moi, qui sais ce que c'est ; je veux parler de cette vie tranquille que je menais auprès de vous. Babil de femmes, folies de jeunesse, qu'êtes-vous en comparaison ! Je puis dire ce qui en est, moi qui, connaissant l'un et l'autre, n'ai jamais regretté, dans mes moments de tristesse, que le sourire de mes parents, pour me servir des expressions d'un poëte.

A SA MÈRE,

A PARIS.

Thionville, le 6 octobre 1795.

Je viens de recevoir une lettre qui m'apprend que je vais être

bientôt premier lieutenant. Je n'ai donc plus que six semaines ou deux mois à rester ici. La saison sera bien avancée alors, et, selon toute apparence, la compagnie où j'irai sera en quartier d'hiver, ce qui me console un peu de me voir arraché d'ici. Si la chose tournait autrement, et qu'il me fallût camper au milieu de l'hiver, comme cela est possible, ce serait pour moi un apprentissage un peu rude.

J'ai reçu, il y a quelques jours, la caisse que vos lettres me promettaient. Tout y est admirablement bien. Mon camarade, qui assistait à l'ouverture, fut d'abord comme moi surpris de la beauté des étoffes. A mesure que nous avancions, ses éloges augmentaient; les livres en eurent leur part. C'était bien, quant à moi, ce que j'estimais le plus. Mais lorsque nous en vînmes aux rubans et aux autres petits paquets, dont il y avait un grand nombre, tous accompagnés de billets, et arrangés de manière qu'un aveugle y eût reconnu, je crois, la main maternelle, nos réflexions à tous les deux se portèrent en même temps sur vous, dont la tendresse paraissait moins par vos présents, quelque beaux qu'ils fussent, que par les attentions délicieuses dont ils étaient comme ornés. Un soupir lui échappa, et je vis bien alors que le pauvre garçon, qui est sans parents, m'enviait, non ce qu'il avait sous les yeux, mais ma mère.

J'ai été invité ces jours-ci à la noce d'un de mes sergents, et je m'y suis rendu, quoique j'eusse bien mal à la tête, comme cela m'arrive assez fréquemment depuis un certain temps. Je ne pouvais y être que triste, aussi l'ai-je été. Je n'ai presque ni bu ni mangé; et quand on a parlé de danser, je me suis refusé à toutes leurs instances. J'en ai dit la vraie raison, mais cela ne les a pas contentés, et ils ont cru que je les dédaignais. Il est certain que rien ne m'a plus humilié et fait enrager depuis quelques années que de n'avoir pas su danser, et cela par ma faute.

A SA MÈRE,

A PARIS.

Thionville, le 25 février 1794.

Avec tout autre que vous je pourrais être embarrassé à expliquer le silence dont vous vous plaiguez; mais je me tire d'affaire

tout d'un coup en vous disant simplement la vérité, queique peu favorable qu'elle me soit dans cette occasion. Sachez donc que ce qui depuis assez longtemps m'empêchait de vous écrire, ce n'était pas mes travaux, comme vous l'avez pu croire. Je ne saurais dire non plus que ce fussent mes plaisirs, car je n'en eus jamais moins qu'à présent. C'étaient véritablement les coleries auxquelles je me trouve aujourd'hui livré, sans savoir comment, beaucoup plus que je ne voudrais. Quoique je ne puisse pas dire m'y être amusé trois fois autant que je le fais quand je veux avec mes livres, cependant je vois chaque jour qu'il m'est impossible de manquer une seule de leurs assemblées. C'est une chose que je ne puis prendre sur moi, et qui pourtant devient de jour en jour plus nécessaire; car presque toutes mes soirées du mois dernier (mon temps le plus précieux ) ont été employées de la sorte, et je ne saurais me dissimuler à moi-même que mon travail en a quelquefois souffert. Ce qui vous surprendra sans doute, c'est qu'au milieu de tout cela j'ai contracté je ne sais quelle tristesse habituelle que tout le monde remarque, et qu'il m'est aussi difficile de cacher que d'expliquer. Je vois qu'il faut enfin reprendre mon ancienne vie, qui est la seule qui me convienne. Mais, hélas! en cela même il m'est impossible de suivre les goûts que la nature m'a donnés, et que les circonstances, l'étude et les conversations ont fortifiés pour mon malheur. Cependant j'espère avoir dans la suite plus de facilités pour m'y livrer, et je crois que l'hiver prochain sera tout entier à ma disposition. C'est alors que je me garderai bien de faire des connaissances d'aucune espèce, règle que je compte observer rigoureusement à l'avenir, dans quelque pays que je me puisse trouver.

Mon père regarde comme mal employé le temps que je donne aux langues mortes, mais j'avoue que je ne pense pas de même. Quand je n'aurais eu en cela d'autre but que ma propre satisfaction, c'est une chose que je fais entrer pour beaucoup dans mes calculs; et je ne regarde comme perdu, dans ma vie, que le temps où je n'en puis jouir agréablement, sans jamais me repentir du passé, ni craindre pour l'avenir. Si je puis me mettre à l'abri de la misère, c'est tout ce qu'il me faut; le reste de mon temps sera employé à satisfaire un goût que personne ne peut blâmer, et qui m'offre des plaisirs toujours nouveaux. Je

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