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çon seulement; par quoi il envoya Tityre en son logis, distant d'environ demi-lieue, pour lui opporter la sienne. L'enfant jette là son hoqueton, et s'en court comme un faon de biche; et cependant Lamon se mit à leur conter la fable de Syringe, pour laquelle apprendre il avait donné à un chevrier de Sicile, qui en savait la chanson, un bouc et une flûte.

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« Cette Syringe, leur dit-il, aujourd'hui flûte pastorale, jadis « était une belle fille ayant voix mélodieuse et grande science de musique. Elle gardait les chèvres, chantait, et se jouait avec « les Nymphes. Pan, qui la voyait aux champs garder ses bêtes, jouer, chanter, un jour vient à elle et la prie de ce qu'il voulait, lui promettant faire que ses chèvres porteraient toutes deux «< chevreaux à chaque portée. Elle se moqua de son amour, et << dit que jamais elle n'aurait ami, non-seulement tel comme lui qui semblait proprement un bouc, mais ni autre quel qu'il fût. «Pan la voulut prendre à force; elle s'enfuit, il la poursuivit ; « tant que pieds la purent porter, elle courut; mais, lasse à la « fin de courir, elle se jette en un marais, et là se perd dans les a roseaux. Pan coupe les cannes en courroux, et n'y trouvant point la pucelle, connut son inconvénient; et lors unissant avec « de la cire les roseaux taillés inégaux, en signe d'amour non égal, il en fit cet instrument. Ainsi elle, qui paravant était belle jeune fille, depuis a été un plaisant instrument de musique. Lamon à peine achevait son conte, et bon Philétas de le louer, disant n'avoir ouï en sa vie chanson si jolie que cette fable, quand Tityre arriva portant la flûte de son père, grande à merveille, composée des plus grosses cannes que l'on trouve, accoutrée de laiton par-dessus la cire: on eût dit que c'était celle-là même que Pan fit la première. Philétas adonc se leva, et sassis sur son lit de feuillage, premièrement il essaya tous les chalumeaux voir si rien empêchait le vent ; et voyant que chaque tuyau rendait le son convenable, souffla dedans à bon escient. Si semblait proprement un air de plusieurs flageolets jouant ensemble, tant menaient de bruit ces pipeaux : puis, petit à petit diminuant la force du vent, ramena son jeu en un son tout à fait doux et plaisant; et leur montrant tout l'artifice de la musique pastorale pour bien mener et faire paître les bêtes aux champs, leur fit voir comment il fallait souffler pour un troupeau de bœufs,

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quel son est mieux séant à un chevrier, quel jeu aiment les brebis et montons: celui des brebis était gracieux, fort et grave; celui des bœufs, celui des chèvres, clair et aigu; et une seule flûte imitait toutes ces diverses flûtes du berger, du bouvier et du chevrier.

La compagnie à table écoutait sans mot dire, couchée sur le feuillage, prenant très-grand plaisir d'ouïr si bien jouer Philétas, jusqu'à ce que Dryas se levant, le pria de jouer quelque gaie chanson en l'honneur de Bacchus ; et lui cependant leur dansa une danse de vendange, faisant les gestes comme s'il eût tantôt cueilli la grappe au cep, tantôt porté le raisin dans la hotte, puis les mines d'un qui foule la vendange, qui verse le vin dans les jarres, et d'un qui hume à bon escient la liqueur nouvelle. Toutes lesquelles choses il fit si proprement et de si bonne grâce, approchant du naturel, qu'ils pensaient voir devant leurs yeux la vigne, le pressoir et les jarres, et Dryas buvant le vin doux.

Ayant ainsi le troisième vieillard bien et gentiment fait son devoir de danser, à la fin alla baiser Daphnis et Chloé, lesquels incontinent se levèrent, et dansèrent le conte de Lamon. Daphnis contrefaisait le dieu Pan, Chloé la belle Syringe; il lui faisait sa requête, et elle s'en riait; elle s'enfuyait, lui la poursuivait, courant sur le bout des orteils pour mieux contrefaire les pieds de bouc; elle feignait d'être lasse et de ne pouvoir plus_courir, et au lieu de roseaux s'allait cacher dans le bois.

Et Daphnis alors prenant la grande flûte de Philétas, en tira d'abord un son douloureux, comme Pan qui se fût plaint de la jouvencelle; puis un son passionné, comme la priant d'amour; puis un son de rappel, comme cherchant partout ce qu'elle était devenue. Si que le bonhomme lui-même Philétas tout émerveillé accourut le baiser, et après l'avoir baisé lui fit présent de sa flûte, en priant aux dieux que Daphnis la laissât un jour à pareil successeur que lui. Daphnis donna la sienne petite à Pan, et ayant baisé Chloé comme revenue et retrouvée d'une véritable fuite, ramena jouant de la flûte ses bêtes aux étables, pource qu'il était déjà tard; et aussi fit Chloé les siennes au son des mêmes chalumeaux. Les chèvres marchaient côte à côte des brebis, et Chloé tout joignant Daphnis ; de sorte qu'à chaque pas ils se baisaient l'un l'autre, et durèrent ainsi jusques à nuit close, et en

peaux

se quittant complotèrent ensemble de ramener paître leurs troule lendemain au plus matin, comme ils firent. Car incontinent que le jour commença à poindre, ils revinrent au pâturage; et ayant premièrement salué les Nymphes, puis après Pan, s'allèrent asseoir dessous le chêne, où ils jouèrent de la flûte ensemble, s'entre-baisèrent, s'embrassèrent, se couchèrent l'un près de l'autre, et, sans y faire rien davantage, se relevèrent. Ensuite ils songèrent à manger; et ils buvaient en même sébile du vin mêlé avec du lait.

Or, échauffés et rendus plus hardis par toutes ces choses, ils contestaient entre eux d'amour, et en vinrent jusqu'à se vouloir assurer par serment l'un de l'autre. Daphnis allant dessous le pin, jura par le dieu Pan qu'il ne vivrait jamais un seul jour sans Chloé; et Chloé, dans l'antre des Nymphes, jura devant leurs images de vivre et mourir avec Daphnis. Mais elle, comme une jeune et innocente fillette, fut si simple de vouloir que Daphnis au sortir de l'antre lui jurât un autre serment. Si lui dit : « Ce « dieu Pan, Daphnis, est un dieu volage auquel il n'y a point <«< de fiance; il a aimé Pitys, il a aimé Syringe; il ne cesse de « pourchasser les nymphes Épimélides, et on le voit toujours après les Dryades. Si tu me fausses la foi que tu m'as jurée, « il ne s'en fera que rire, voire quand tu aurais plus de maîtres« ses qu'il n'a de chalumeaux en sa flûte. Et comment te punirait-il, lui qui chaque jour fait amour nouvelle ? Jure-moi par « ton troupeau, et par la chèvre qui te nourrit et allaita, que jamais tu ne laisseras Chloé tant qu'elle te sera fidèle; et là « où elle te fera faute et aux Nymphes qu'elle a jurées, fuis-la, << et la hais ou la tue, comme tu ferais un loup.

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Daphnis prit plaisir à ce doute, et, debout au milieu de son troupeau, tenant d'une main un bouc et de l'autre une chèvre, jura qu'il aimerait Chloé tant qu'il en serait aimé, et que si elle en aimait un autre, il se tuerait au lieu d'elle; dont elle fut bien aise, et s'en assura plus que du premier serment, croyant les brebis et les chèvres être dieux propres aux bergers et aux chevriers.

LIVRE TROISIÈME.

Mais les Mityléniens apprenant comme ceux de Méthymne avaient envoyé dix galères à leur dommage, et mêmement étant informés, par gens qui venaient de la campagne, comme on avait couru leurs terres et pillé leurs biens, estimèrent que ce serait lâcheté d'endurer un tel outrage des Méthymniens, et délibérèrent promptement prendre les armes contre eux. Si levèrent incontinent trois mille hommes de pied et cinq cents chevaux, et envoyèrent par terre leur capitaine général Hippase, craignant de les mettre sur mer en temps approchant de l'hiver.

Le capitaine, parti aussitôt avec ses gens, ne fourragea point les terres des Méthymniens, ni n'emmena le bétail des laboureurs et paysans, parce qu'il estimait cela être le fait d'un larron et non pas d'un capitaine; ains tira droit vers la ville, espérant la surprendre les portes ouvertes et sans garde. Mais quand il en fut près environ six lieues, un héraut lui vint au-devant, qui lui demanda trêve au nom des Méthymniens. Car ayant entendu depuis, par leurs prisonniers, que ceux de Mitylène ne savaient du tout rien de ce qui s'était passé, mais que c'était une querelle entre paysans et jeunes gens, où ceux-ci avaient eu des coups pour quelque insolence par eux faite, ils regrettaient fort d'avoir si à la légère offensé leurs voisins, et n'avaient autre désir que de rendre et restituer ce qui aurait été pris, pour pouvoir trafiquer et hanter comme devant les uns avec les autres, sans crainte ni danger. Hippase envoya le héraut porter ces paroles au sénat des Mityléniens, combien qu'il eût tout pouvoir et autorité absolue, et cependant alla camper à demi-lieue de Méthymne, attendant les ordres de sa ville. De là à deux jours ordre lui vint de recevoir les restitutions et s'en retourner sans faire nul dommage. Car ayant le choix de la paix ou de la guerre, ils avaient pensé que la paix valait mieux. Ainsi se termina la guerre entre Méthymne et Mitylène, finie, comme elle fut commencée, par soudaine résolution.

Et là-dessus survint l'hiver, plus fâcheux que la guerre à Da

phnis et à sa Chloé. Car incontinent la neige, tombant en grande abondance, couvrit les chemins, et enferma les laboureurs en leurs maisons; les torrents impétueux tombaient aval du haut des montagnes, l'eau se gelait, les arbres semblaient morts; on ne voyait plus la terre, sinon alentour des fontaines et de quelques ruisseaux. Ainsi ne se pouvaient plus mener les bêtes aux champs, ni n'osaient les gens mettre seulement le nez hors la porte; mais, demeurant tous au logis, faisaient un grand feu, alentour duquel, dès que les coqs avaient chanté le matin, chacun venait faire sa besogne. Les uns retordaient du fil, les autres tissaient du poil de chèvre, ou faisaient des collets à prendre les oiseaux. Le soin qu'il fallait lors avoir des boufs était de leur donner de la paille à manger en la bouverie, aux chèvres et brebis de la feuillée en la bergerie, aux pourceaux de la faîne et du gland en la porcherie.

Étant ainsi chacun contraint de garder la maison pour la rudesse du temps, les autres, tant laboureurs que pasteurs, en étaient aises, parce qu'ils avaient un peu de relâche en leurs travaux, faisaient bons repas et long somme; tellement que l'hiver leur semblait plus doux que non pas l'été, ni l'automne, ni le printemps avec. Mais Daphnis et Chloé se souvenant des plaisirs passés, comme ils s'entre-baisaient, comme ils s'entr'embrassaient, et de leurs joyeux passe-temps emmi ces champs et ces prairies, toute nuit soupiraient en grande peine sans pouvoir dormir, attendant la saison nouvelle ne plus ne moins qu'une seconde vie après la mort. Chaque fois qu'ils trouvaient sous leur main la panetière dont ils soûlaient tirer leur manger, cela leur mettait deuil au cœur; apercevant la sébile où ils étaient coutumiers de boire l'un après l'autre, ou bien la flûte, qui était un don d'amourette, jetée à terre quelque part sans que l'on en tînt compte, cela renouvelait leur regret. Si priaient aux Nymphes et à Pan qu'ils les délivrassent de ces maux, et leur remontrassent enfin à eux et à leurs bêtes le soleil beau et clair; et quand et quand faisant ces prières aux dieux, cherchaient quelque invention par laquelle ils se pussent entrevoir. Chloé de soi n'y eût su que faire, et aussi n'avait guère moyen; car celle qu'on estimait sa mère était tout le jour auprès d'elle, lui montrant à carder la laine et à tourner le fuseau, et lui parlant

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