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s'emparent de la couronne, ont une cour, des ministres et de grands officiers, faisant, comme on peut croire, le bonheur des sujets, pendant que les princesses, les dames de la cour, accordent leurs faveurs à ces jeunes seigneurs. Or est-il qu'Hérodote ne se douta jamais de ce que nous appelons prince, trône et couronne, ni de ce qu'à l'Académie on nomme faveurs des dames et bonheur des sujets. Chez lui les dames, les princesses mènent boire leurs vaches, ou celles du roi leur père, à la fontaine voisine, trouvent là des jeunes gens, et font quelque sottise, toujours exprimée dans l'auteur avee le mot propre on est esclave ou libre, mais on n'est point sujet dans Hérodote. Cependant, en si bonne et noble compagnie, Larcher a fort souvent des termes qui sentent un peu l'antichambre de madame de Sévigné, comme quand il dit, par exemple: Ces seigneurs mangeaient du mouton; il prend cela dans la chanson de monsieur Jourdain. Le grand roi bouchant les derrières aux Grecs à Salamine, est encore une de ses phrases; et il en a bien d'autres peu séantes à un homme comme son Hérodote, qui parle congrûment, et surtout noblement ; il ne nommera pas le boulanger de Crésus, le palefrenier de Cyrus, le chaudronnier Macistos; il dit grand panetier, écuyer, armurier, avertissant en note que cela est plus noble.

Cette rage d'ennoblir, ce jargon, ce ton de cour, infectant le théâtre et la littérature sous Louis XIV et depuis, gâtèrent d'excellents esprits, et sont encore cause qu'on se moque de nous avec juste raison. Les étrangers crèvent de rire quand ils voient dans nos tragédies le seigneur Agamemnon et le seigneur Achille, qui lui demande raison, aux yeux de tous les Grecs; et le seigneur Oreste brûlant de tant de feux pour madame sa cousine. L'imitation de la cour est la peste du goût aussi bien que des mœurs. Un langage si poli, adopté par tous ceux qui chez nous se sont mêlés de traduire les anciens, a fait qu'aucun ancien n'est traduit, à vrai dire, et qu'on n'a presque point de versions qui gardent quelques traits du texte orginal. Une copie de l'antique, en quelque genre que ce soit, est peut-être encore à faire. La chose passe pour difficile, à tel point que plusieurs la tiennent impossible. Il y a des gens persuadés que le style ne se traduit pas, ni ne se copie d'un tableau. Ce que j'en puis dire, c'est

qu'ayant réfléchi là-dessus, aidé de quelque expérience, j'ai trouvé cela vrai jusqu'à un certain point. On ne fera sans doute jamais une traduction tellement exacte et fidèle, qu'elle puisse en tout tenir lieu de l'original, et qu'il devienne indifférent de lire le texte ou la version. Dans un pareil travail, ce serait la perfection, qui ne se peut non plus atteindre en cela qu'en toute autre chose; mais on en approche beaucoup, surtout lorsque l'auteur a, comme celui-ci, un caractère à lui, quoique véritablement si naïf et si simple, qu'en ce sens il est moins imitable qu'un autre. Par malheur, il n'a eu longtemps pour interprètes que des gens tout à fait de la bonne compagnie, des académiciens, gens pensant noblement et s'exprimant de même, qui, avec leurs idées de beau monde et de savoir-vivre, ne pouvaient goûter ni sentir, encore moins représenter le style d'Hérodote. Aussi n'y ont-ils pas songé. Un homme séparé des hautes classes, un homme du peuple, un paysan sachant le grec et le français, y pourra réussir si la chose est faisable; c'est ce qui m'a décidé à entreprendre ceci, où j'emploie, comme on va voir, non la langue courtisanesque, pour user de ce mot italien, mais celle des gens avec qui je travaille à mes champs, laquelle se trouve quasi toute dans la Fontaine; langue plus savante que celle de l'Académie, et, comme j'ai dit, beaucoup plus grecque : on s'en convaincra en voyant, si on prend la peine de comparer ma version au texte, combien j'ai traduit de passages littéralement, mot à mot, qui ne se peuvent rendre que par des circonlocutions sans fin dans le dialecte académique. Je garantis cette traduction plus courte d'un quart que toutes celles qui l'ont précédée; si avec cela elle se lit, je n'aurai pas perdu mon temps : encore est-elle plus longue que le texte; mais d'autres, j'espère, feront mieux et la pourront réduire à sa juste mesure, non pas toutefois en suivant des principes différents des miens.

1 ce morceau servait de préface au premier fragment de la traduction d'Hérodote, publié en 1823, et donné comme Prospectus de la traduction complète que Courier annonçait.

LIVRE PREMIER.

CLIO.

C'est ici l'édition des recherches d'Hérodote d'Halicarnasse, de peur que les actes des hommes ne soient effacés par le temps, et que tant de hauts faits et gestes merveilleux des Grecs et des barbares ne demeurent sans gloire; comme aussi la raison pourquoi ils se firent la guerre entre eux.

I. Or, les doctes d'entre les Perses disent que la querelle commença par les Phéniciens, qui des bords de la mer qu'on appelle Érythrée, venus habiter en ce lieu où ils habitent maintenant, entreprirent bientôt de longues navigations, portant des marchandises d'Égypte et d'Assyrie, allèrent en divers pays et finalement à Argos. Argos alors dominait sur tout le pays qui se nomme Grèce aujourd'hui. Arrivés en ce pays d'Argos, les Phéniciens vendaient leurs marchandises aux habitants du lieu, et le cinquième ou sixième jour de leur arrivée, ayant quasi tout débité, nombre de femmes vinrent sur la plage, et parmi elles une fille du roi, laquelle avait nom, selon eux, en ce d'accord avec les Grecs, Io, fille d'Inachus; qu'elles à la poupe du navire achetaient de ces marchandises ce qui plus leur venait à gré, lorsqu'à un signal convenu, les Phéniciens tout à coup se jetant sur elles les saisirent. Que la plupart toutefois échappèrent, mais lo fut prise avec d'autres, laquelle embarquée, aussitôt ils firent voile pour l'Égypte.

II. Ainsi content les Perses, non point comme les Grecs, la venue d'Io en Égypte, et que ce fut là le premier tort. Puis, ajoutent-ils, certains Grecs dont ils ne sauraient dire le nom (c'était possible des Crétois), abordèrent à Tyr de Phénicie, enlevèrent Europe, fille du roi. De la sorte les choses entre eux étaient égales. Mais que le second tort fut des Grecs, lesquels abordés en Colchide et Ea sur le fleuve du Phase, finies les affaires pour lesquelles ils étaient venus, emmenèrent Médée, fille du roi. Le Colchidien là-dessus envoya en Grèce un héraut demander réparation de ce rapt et redemander aussi sa fille : à quoi il lui fut répondu qu'eux les premiers n'avaient donné nulle réparation de l'enlèvement de l'Argienne, et partant n'avaient droit d'en exiger aucune.

III. Et si racontent que deux générations apres, Alexandre, fils de Priam, sachant comme s'étaient passées toutes ces choses, voulut avoir une femme grecque, pensant que s'il la pouvait ravir, il n'en serait non plus recherché que ne l'avaient été les autres avant lui. Ainsi enleva Hélène, sur quoi d'abord les Grecs firent par une ambassade redemander Hélène et réparation de l'injure. Mais eux leur alléguèrent l'exemple de Médée, comme n'ayant donné nulle satisfaction ni rendu la femme, ils voulaient ravoir femme et réparation.

IV. Jusque-là donc il n'y avait eu que des enlèvements de part et d'autre; mais que les Grecs depuis furent cause de ce qui advint dans la suite, ayant fait la guerre en Asie avant qu'eux-mêmes en Europe; c'est ce que soutiennent les Perses, disant que pour eux ils pensent que enlever des femmes est l'œuvre d'hommes injustes; mais que les fols seuls s'occupent de venger ces enlèvements, les sages ne prenant aucun souci de poursuivre les femmes enlevées, étant manifeste en effet que, si elles ne l'eussent voulu, il ne serait jamais arrivé qu'on les enlevat. Ils nient d'avoir eu en aucun temps des démêlés pour des femmes enlevées de l'Asie : tandis que les Grecs, pour une femme de Lacédémone, assemblèrent une grande flotte, et passant bientôt en Asie, renversèrent la puissance de Priam. C'est depuis lors qu'ils ont toujours regardé les Grecs comme étant leurs ennemis; car l'Asie et les nations barbares qui l'habitent sont tenues par les Perses pour unies avec eux, tandis qu'ils considèrent l'Europe et les Grecs comme séparés.

V. De cette façon racontent les Perses que les choses ont eu lieu, et trouvent dans la destruction de Troie l'origine de leur inimitié contre les Grecs; avec eux les Phéniciens ne conviennent pas sur le fait d'Io, disant qu'ils n'ont point usé de violence pour la conduire en Égypte, mais qu'elle avait couché à Argos avec la pilote du vaisseau, et que se trouvant grosse, craignant ses parents, elle avait de son propre mouvement navigué avec les Phéniciens, de peur d'être découverte. Voilà ce qu'ils racontent, tant les Perses que les Phéniciens. Quant et moi, je n'ai pas à dire si les choses ont eu lieu d'une façon ou de l'autre. Mais, après que j'aurai indiqué celui que je connais pour avoir le premier commencé à faire injure aux Grecs, je mènerai plus loin mon discours, parlant des petites villes aussi bien que des grandes et populeuses; car, de celles qui étaient grandes autrefois, beaucoup ont été réduites à petites, et d'autres au contraire, que je me rappelle avoir vu grandes, étaient petites auparavant. Sa

chant donc que la prospérité humaine n'est pas stable, je ferai mention des unes et des autres également.

VI. Crésus fut Lydien d'origine, fils d'Alyattes et tyran des nations en deçà du fleuve Halys qui, coulant du midi entre les Syriens et les Paphlagoniens, se jette vers le nord dans le Pont qu'on appelle Euxin. Ce Crésus, le premier des barbares que nous sachions, soumit quelques-uns des Grecs à lui payer tribut, et fit amitié avec d'autres. Il soumit les Ioniens et les Éoliens, et les Doriens de l'Asie, fit amitié avec les Lacédémoniens. Avant le règne de Crésus, tous les Grecs étaient libres, car l'invasion des Cimmériens en Ionie, bien plus ancienne que Crésus, ne fut point conquête de villes, mais une course de rapine.

VII. Or la domination, étant auparavant des Héraclides, vint à la race de Crésus, autrement dite des Mermnades, en cette façon : Candaule, celui-là que les Grecs nomment Myrsile, était tyran de Sardes, descendant d'Alcée, fils d'Hercule. Car Agron, fils de Ninus fils de Bélus fils d'Alcée, fut le premier des Héraclides, roi de Sardes; Candaule, fils de Myrsus, le dernier. Ceux qui avant Agron régnérent en ce pays, descendaient de Lydus, fils d'Atys, duquel tout le peuple depuis fut appelé Lydien, ayant eu nom Méomen plus anciennement. Eux, en exécution d'un oracle, cédèrent l'empire aux Héraclides issus d'Hercule et d'une esclave de Jardamos, ayant régné de père en fils sur vingt-deux générations d'hommes l'espace de cinq cent cinq ans, jusqu'à Candaule, fils de Myrsus.

VIII. Or ce Candaule aimait sa femme, et comme amant, la croyait ètre la plus belle des femmes; si bien que dans cette créance, comme il y avait un de ses gardes, Gygès, fils de Dascyle, auquel il portait affection, à ce Gygès il faisait part de ses plus importantes affaires sur toutes choses, lui louant la beauté de sa femme: et un jour (car si fallait-il que mal arrivàt à Candaule), il parla à Gygès en ces termes: Gygès, car il m'est avis que tu ne crois pas ce que je te dis de la beauté de ma femme, d'autant que les oreilles aux hommes sont moins croyables que les yeux, fais tant que tu la voies nue. Lui sur cela s'écrie: Maître, que me dis-tu, et quelle parole peu sage vienstu de proférer, me conviant à voir toute nue madame et maîtresse? Femme dépouille avec la chemise la pudeur aussi. Dès longtemps les hommes ont trouvé le beau et l'honnête, dont il faut apprendre ceci entre autres bons enseignements, que chacun regarde sans plus ce qui est à lui. Pour moi, je la crois belle entre toutes, et te prie ne me point solliciter à mal.

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