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Le laps de plusieurs siècles, des mœurs différentes, de nouvelles idées religieuses, des découvertes inconnues aux anciens, la politique des empires appuyée sur d'autres bases, des armées où l'on ne lance plus le javelot, mais la foudre, l'abolition enfin de l'esclavage, ont dû nécessairement changer l'organisation des sociétés policées et leurs rapports entre elles. Voilà ce que tout esprit, avec quelque attention, conçoit aisément,

Le génie borné de Robespierre ne put jamais s'élever à ces faciles conceptions. Portant dans le monde les chimères et les puérilités du collége, il s'étonnoit de ce que le Peuple françois ne se hâtoit pas de ressembler à ce Peuple qui dévora toutes les Nations. Son admiration pour cette capitale orgueilleuse, que Martial appeloit insolemment (1) la Déesse des nations et du monde, n'étoit pas seulement stupide, elle avoit encore un caractère particulier qui prouvoit tout à-la-fois et la fausseté de son esprit et la noircèur de son ame. Ou ses héros étoient des monstres, ou il ne savoit tirer des actions qu'il admiroit, que des conséquences erronées et funestes. Sylla, faisant égorger dans le cirque sept mille prison

() Terrarum Dea, gentiumque Dea Roma,

pas

niers à qui il avoit promis la vie, se présentoit à ses yeux comme une divinité. C'est cette monstrueuse perfidie qu'il admiroit dans ce fameux dictateur. Il ne voyoit dans Brutus, obligeant Tarquin de descendre du trône, qu'un ambitieux qui, après s'être vengé du mépris qu'on lui portoit à la cour de ce roi, régnoit seul à Rome sous le nom de consul. Voilà le fondement de son estime pour le premier Brutus; voilà le point de vue sous lequel il le croyoit digne d'être proposé pour modèle. Si on lui objectoit que Brutus, s'étant donné Collatin pour collègue, n'avoit voulu régner seul, il répondoit que la nullité de ce second consul étoit une preuve de l'ambition du premier. Collatin, par le peu de considération qu'il inspiroit, avoit été obligé de se démettre du consulat, et n'avoit point eu de successeur. Robespierre trouvoit dans ce fait une nouvelle preuve que Brutus avoit voulu porter seul le sceptre arraché à Tarquin. Une mort tragique ayant enlevé Brutus avant que l'année de son consulat fût expirée, personne n'étoit fondé à croire qu'il se fût perpétué dans cette dignité s'il eût vécu au-delà de ce terme. Tout au plus pouvoit-on le conjecturer. Cette conjecture avoit pour Robespierre toute la force de la preuve la mieux établie.

C'est de cette manière que Robespierre étudioit les hommes de l'antiquité. Faut-il s'étonner

şi, arrivé au maniement des affaires publiques, il a été le fléau de son pays; si, ne voyant dans Brutus qu'un usurpateur digne d'envie, il a voulu régner sur les François; si, nourrissant une superstitieuse vénération pour l'atroce politique de Sylla, il a mis sa gloire à être la terreur de ses concitoyens, et à s'abreuver de leur sang? Ainsi les plus belles leçons de l'histoire, quand elles germent dans des cœurs que corrompt la vanité de l'esprit, ne produisent que des fruits empoi¬

sonnés.

Robespierre laissoit percer avec complaisance dans sa conversation, les idées fausses et détestables qu'il s'étoit faites sur le petit nombre de traits de l'histoire romaine qu'il avoit appris au collége. Son amour-propre donnoit un prix infini aux romans de son imagination. A peine échappé à la tutèle de ses précepteurs, déjà il eût voulu régenter ses semblables. Moqueur, frondant toutes les institutions, il dédaignoit les lumières qui eussent pu l'éclairer. Sa morgue, sa présomption, sa suffisance, inspiroient de la pitié à ceux qui l'entendoient converser,

Lorsqu'il eut fini son cours de droit, les espérances qu'il avoit données à sa famille s'évanouirent sans retour. Un de ses bienfaiteurs, persuadé 'que le moment étoit arrivé où il allait commencer à les réaliser, vint d'Arras à Paris pour re

mercier Ferrières des soins généreux qu'il avoit donnés à son élève. Il se proposoit en même temps de concerter avec ce professeur les mesures propres à pourvoir à la dépense de leur jeune protégé, jusqu'à ce qu'il pût se montrer avec distinction au barreau de la capitale, et trouver dans son propre travail les ressources qui, jusqu'à ce moment, lui avoient été fournies par la libéralité de ses protecteurs. Ferrières parla àpeu-près en ces termes au bienfaiteur de Robespierre.

« Ce jeune homme n'est pas ce que vous pen>> sez. Ses succès du collège vous ont trompé. Il >> ne fera jamais plus que ce qu'il a fait ; il ne saura >> jamais plus que ce qu'il sait. Sa tête n'est point >> bonne ; il a peu de sens, nul jugement. Ne comp>> tez point sur son aptitude à s'instruire. Il est dé>> pourvu de toute disposition non-seulement pour >>le barreau, mais encore pour tout exercice >> d'esprit. Ne le laissez point à Paris. La dépense » qu'il y feroit seroit perdue ; jamais il ne se trou» vera en état de s'y égaler aux orateurs les plus » médiocres. L'oisiveté, les liaisons qu'il préfé>>reroit, les folies politiques qu'il débiteroit, >> pourroient nuire à son repos et au bonheur » de sa famille. Remmenez-le à Arras. Il y sera >> contenu par la surveillance de ses parens, et >peut-être y trouvera-t-il plus de facilité à

> exercer lucrativement le ministère d'avocat >>

Cet oracle fut un coup de foudre pour le bienfaiteur de Robespierre; mais les conversations qu'il eut avec celui-ci, le convainquirent bientôt que l'oracle n'étoit pas trompeur : il fallut lui obéir. Robespierre fut remené à Arras. Ce retour, d'après l'opinion avantageuse qu'il avoit eu la sottise de concevoir de lui-même, étoit une sorte d'affront. Il le dévora en silence. Jamais il ne témoigna extérieurement qu'il fût sensible aux mortifications: il concentroit au fond de son ame sa honte, son dépit, ses projets de vengeance.

Ferrières jouissoit parmi les jurisconsultes d'une bonne réputation. Quel intérêt d'ailleurs pouvoit-il trouver à déprimer son élève? Le jugement d'un tel homme auroit donc dû convaincre Robespierre qu'il s'étoit mal jugé luimême. Il ne fit point cette réflexion, qui l'eût porté à mieux digérer le petit nombre de connoissances qu'il avoit puisées au collége, et à en acquérir de nouvelles. Ses parens voulurent qu'il se fit recevoir avocat au conseil supérieur d'Artois. Il obéit, et la manière dont il exerça cette profession, confirma l'arrêt d'incapacité prononcé contre lui par Ferrières. Quelques soins que se donnassent sa famille et ses amis pour l'entourer de cliens, il se montra absolument incapable de mériter la confiance de ceux-ci. Il

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