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d'avoir établi une religion toute fenfuelle, par la feule raifon qu'il a réduit à quatre femmes le nombre indéterminé, permis dans toute l'Afie, & furtout dans la loi judaïque.

Le peu qu'elle avait parcouru de l'hiftoire d'Espagne & de l'Italie lui paraiffait encore plus dégoûtant. Elle cherchait une hiftoire qui parlât à la raison ; elle voulait la peinture des mœurs, les origines de tant de coutumes, des lois, des préjugés qui fe combattent; comment tant de peuples ont paffé tour à tour de la politeffe à la barbarie, quels arts fe font perdus, quels fe font confervés, quels autres font nés dans les fecouffes de tant de révolutions. Cest objets étaient dignes de son esprit.

Elle lut enfin le difcours de l'illuftre Boffuet fur. l'hiftoire univerfelle: fon efprit fut frappé de l'éloquence avec laquelle cet écrivain célèbre peint les Egyptiens, les Grecs & les Romains; elle voulut favoir s'il y avait autant de vérité que de génie dans cette peinture: elle fut bien surprise quand elle vit que les Egyptiens, tant vantés pour leurs lois, leurs connaiffances & leurs pyramides, n'avaient prefque jamais été qu'un peuple efclave, fuperftitieux & ignorant, dont tout le mérite avait confifté à élever des rangs inutiles de pierres les unes fur les autres par l'ordre de leurs tyrans; qu'en bâtissant leurs palais fuperbes ils n'avaient jamais fu feulement former une voûte; qu'ils ignoraient la coupe des pierres; que toute leur architecture confiftait à pofer de longues pierres plates fur des piliers fans proportion; que l'ancienne Egypte n'a jamais eu une ftatue tolérable que de la main des Grecs; que ni les Grecs ni les Romains

Romains n'ont jamais daigné traduire un feul livre des Egyptiens; que les élémens de géométrie compofés dans Alexandrie le furent par un grec, &c. &c. Cette dame philofophe n'aperçut dans les lois de l'Egypte que celles d'un peuple très-borné : elle fut que depuis Alexandre cette nation fut toujours fubjuguée par quiconque voulut la foumettre; elle admira le pinceau de Boffuet, & trouva fon tableau très-infidèle.

On a encore les remarques qu'elle mit aux marges de ce livre. On trouve à la page 341 ces propres mots : Pourquoi l'auteur dit-il que Rome engloutit tous les Empires de l'univers? la Ruffie feule eft plus grande que tout l'Empire romain.

Elle fe plaignit qu'un homme fi éloquent oubliât en effet l'univers dans une hiftoire univerfelle, & ne parlât que de trois ou quatre nations qui font aujourd'hui difparues de la terre.

Ce qui la choqua le plus, ce fut de voir que ces trois ou quatre nations puiffantes font facrifiées dans ce livre au petit peuple juif, qui occupe les trois quarts de l'ouvrage. On voit en marge à la fin du difcours fur les juifs cette note de fa main : On peut parler beaucoup de ce peuple en théologie, mais il mérite peu de place dans l'hiftoire.

En effet, quelle attention peut s'attirer par ellemême une nation faible & barbare qui ne pofféda jamais un pays comparable à une de nos provinces, qui ne fut célèbre ni par le commerce, ni par les arts, qui fut prefque toujours féditieufe & efclave, jufqu'à ce qu'enfin les Romains la difpersèrent, Effai fur les maurs, &c. Tome IV.

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comme depuis les vainqueurs mahométans difpersèrent les Parsis, peuple si supérieur aux Juifs, longtemps leur fouverain, & d'une antiquité beaucoup plus grande ?

Il femblait furtout fort étrange que les mahométans, qui ont changé la face de l'Afie, de l'Afrique & de la plus belle partie de l'Europe, fuffent oubliés dans l'hiftoire du monde. L'Inde, dont notre luxe a un fi grand befoin, & où tant de nations puiffantes de l'Europe fe font établies, ne devait pas être passée fous filence.

Enfin cette dame d'un efprit fi folide & fi éclairé ne pouvait pas fouffrir qu'on s'étendît fur les habitans obfcurs de la Paleftine, & qu'on ne dît pas un mot du vafte empire de la Chine, le plus ancien du monde entier & le mieux policé fans doute, puifqu'il a été le plus durable. Elle défirait un fupplément à cet ouvrage, lequel finit à Charlemagne, & on entreprit cette étude pour s'inftruire avec elle.

I Ime REMARQUE.

Grand objet de l'histoire depuis Charlemagne.

L'OBJET était l'histoire de l'esprit humain, & non

pas le détail des faits presque toujours défigurés : il ne s'agiffait pas de rechercher, par exemple, de quelle famille était le feigneur de Puifet, ou le feigneur de Mont-lheri, qui firent la guerre à des rois de France; mais de voir par quels degrés on est

parvenu de la rufticité barbare de ces temps à la politeffe du nôtre.

On remarqua d'abord que depuis Charlemagne, dans la partie catholique de notre Europe chrétienne, la guerre de l'Empire & du facerdoce fut, jufqu'à nos derniers temps, le principe de toutes les révolutions; c'est-là le fil qui conduit dans le labyrinthe de l'hiftoire moderne.

Les rois d'Allemagne, depuis Othon I, pensèrent avoir un droit incontestable fur tous les Etats poffédés les par empereurs romains, & ils regardèrent tous les autres fouverains comme les ufurpateurs de leurs provinces avec cette prétention & des armées l'empereur pouvait à peine conserver une partie de la Lombardie ; & un fimple prêtre, qui à peine obtient dans Rome les droits régaliens, dépourvu de foldats & d'argent, n'ayant pour armes que l'opinion, s'élève au-deffus des empereurs, les force à lui baiser les pieds, les dépofe, les établit. Enfin, du royaume de Minorque au royaume de France, il n'eft aucune fouveraineté dans l'Europe catholique dont les papes n'aient disposé, ou réellement par des féditions, ou en idée par de fimples bulles. Tel eft le fyftême d'une très-grande partie de l'Europe, jufqu'au règne de Henri IV, roi de France.

C'eft donc l'hiftoire de l'opinion qu'il fallut écrire; & par-là ce chaos d'événemens, de factions, de révolutions & de crimes devenait digne d'être préfenté aux regards des fages.

C'eft cette opinion qui enfanta les funeftes croifades des chrétiens contre des mahométans & contre des chrétiens mêmes. Il eft clair que les pontifes de Rome

ne fufcitèrent ces croifades que pour leur intérêt. Si elles avaient réuffi, l'Eglife grecque leur eût été affervie. Ils commencèrent par donner à un cardinal le royaume de Jérufalem conquis par un héros. Ils auraient conféré toutes les principautés & tous les bénéfices de l'Afie mineure & de l'Afrique ; & Rome eût plus fait par la religion qu'elle ne fit autrefois par les vertus des Scipions & des Paul Emile.

II Ime REMARQUE.

L'hiftoire de l'efprit humain manquait.

On voit dans l'histoire ainfi conçue les erreurs &

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les préjugés fe fuccéder tour à tour, & chaffer la vérité & la raison. On voit les habiles & les heureux enchaîner les imbécilles, & écrafer les infortunés; & encore ces habiles & ces heureux font eux-mêmes les jouets de la fortune ainfi que les efclaves qu'ils gouvernent. Enfin les hommes s'éclairent un peu par ce tableau de leurs malheurs & de leurs fottifes. Les fociétés parviennent avec le temps à rectifier leurs idées; les hommes apprennent à penfer.

On a donc bien moins fongé à recueillir une multitude énorme de faits, qui s'effacent tous les uns par les autres, qu'à raffembler les principaux & les plus avérés qui puiffent fervir à guider le lecteur, & à le faire juger par lui-même de l'extinction, de la renaiffance & des progrès de l'efprit humain, à lui faire reconnaître les peuples par les ufages mêmes de ces peuples.

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