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REMARQUES

POUR SERVIR

DE SUPPLEMENT

A L'ESSAI SUR LES MOEURS ET L'ESPRIT DES NATIONS, ET SUR LES PRINCIPAUX FAITS DE L'HISTOIRE DEPUIS CHARLEMAGNE JUSQU'A LA MORT DE LOUIS XIII.

Comment, & pourquoi on entreprit cet Effai. Recherches fur quelques nations.

PLUSIEURS perfonnes favent que l'Essai sur l'histoire

générale des mœurs, &c. fut entrepris vers l'an 1740, pour réconcilier avec la fcience de l'hiftoire une dame illuftre (a) qui poffédait prefque toutes les autres. Cette femme philofophe était rebutée de deux chofes dans la plupart de nos compilations hiftoriques, les détails ennuyeux & les menfonges révoltans : elle ne pouvait furmonter le dégoût que lui inspiraient les premiers temps de nos monarchies modernes, avant & après Charlemagne; tout lui paraissait petit & fauvage.

Elle avait voulu lire l'hiftoire de France, d'Allemagne, d'Espagne, d'Italie, & s'en était dégoûtée; elle n'avait trouvé qu'un chaos, un entassement de faits inutiles, la plupart faux & mal digérés ; ce font, comme on l'a dit ailleurs, des actions barbares fous des noms barbares, des romans infipides rapportés par Grégoire de Tours; nulle connaissance des mœurs, ni du gouvernement, ni des lois, ni des opinions; ce qui n'est pas bien extraordinaire dans un temps où il n'y avait d'opinions que les légendes des moines, & de lois que celles du brigandage : telle eft l'hiftoire de Clovis & de fes fucceffeurs.

Quelle connaiffance certaine & utile peut-on tirer des aventures imputées à Caribert, à Chilperic & à Clotaire? Il ne refte de ces temps miférables que des (a) Madame la marquife du Châtelet.

couvens fondés par des fuperftitieux, qui croyaient racheter leurs crimes en dotant l'oifiveté.

Rien ne la révoltait plus que la puérilité de quelques écrivains qui pensent orner ces fiècles de barbarie, & qui donnent le portrait d'Agilulphe & de Grifon, comme s'ils avaient Scipion & Cefar à peindre. Elle ne put fouffrir, dans Daniel, ces récits continuels de batailles, tandis qu'elle cherchait l'hiftoire des états-généraux, des parlemens, des lois municipales, de la chevalerie, de tous nos ufages, & furtout de la fociété autrefois fauvage, & aujourd'hui civilisée. Elle cherchait dans Daniel l'hiftoire du grand Henri IV, & elle y trouvait celle du jéfuite Coton : elle voyait dans cet écrivain le père de St Louis attaqué d'une maladie mortelle, fes courtisans lui propofant une jeune fille comme une guérifon infaillible, & ce prince mourant martyr de fa chafteté. Ce conte, tant de fois répété, rapporté long-temps auparavant de tant de princes, démenti par la médecine & par la raifon, était gravé dans Daniel, au-devant de la vie de Louis VIII.

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Elle ne pouvait comprendre comment un hiftorien qui a du fens pouvait dire, après tant d'autres mal inftruits, que les Mamelucs voulurent choifir en Egypte pour leur roi St Louis, prince chrétien, leur ennemi, l'ennemi de leur religion, leur prifonnier, qui ne connaissait ni leur langue, ni leurs mœurs. On lui difait que ce fait eft dans Joinville; mais il n'y eft rapporté que comme un bruit populaire, & elle ne pouvait favoir que nous n'avons pas la véritable hiftoire de Joinville. (*)

(*) On en a retrouvé depuis, en 1748, un manuscrit qui, par le ftyle & les caractères, paraît du fiècle de Joinville; il a été imprimé à l'imprimerie royale.

La fable du vieux de la montagne qui dépêchait deux dévots du mont Liban pour aller vîte affaffiner St Louis dans Paris, & qui le lendemain, fur le bruit de fes vertus, en fefait partir deux autres pour arrêter la pieuse entreprise des deux premiers, lui paraissait fort au-deffous des Mille & une nuits.

Enfin, quand elle voyait que Daniel, après tous les autres chroniqueurs, donnait pour raison de la défaite de Créci, que les cordes de nos arbalètes avaient été mouillées par la pluie pendant la bataille, fans fonger que les arbalètes anglaises devaient être mouillées auffi; quand elle lifait que le roi Edouard III accordait la paix parce qu'un orage l'avait épouvanté, & que la pluie décidait ainfi de la paix & de la guerre, elle jetait le livre.

Elle demandait fi tout ce qu'on disait du prophète Mahomet & du conquérant Mahomet 11 était vrai; & lorfqu'on lui apprenait que nous imputions à Mahomet II d'avoir éventré quatorze de fes pages (comme fi Mahomet Il avait eu des pages,) pour favoir qui d'eux avait mangé un de ses melons, elle concevait le plus profond & le plus juste mépris pour nos hiftoires.

On lui fit lire un précis des obfervances religieufes des musulmans; elle fut étonnée de l'austérité de cette religion, de ce carême prefque intolérable, de cette circoncifion quelquefois mortelle, de cette obligation rigoureuse de prier cinq fois par jour, du commandement abfolu de l'aumône, de l'abstinence du vin & du jeu ; & en même temps elle fut indignée de la lâcheté imbécille avec laquelle les Grecs vaincus, & nos hiftoriens leurs imitateurs, ont accufé Mahomet

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