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aussi passionnés pour la musique que pour la ils ne le poursuivaient qu'autant qu'il fallait pour guerre. En effet,

assurer la victoire. Ils s'arrêtaient alors, persuadés qu'il n'était ni généreux, ni digne d'un peuple La musique s'accorde au son bruyant des armes, de la Grèce, de tuer et de tailler en pièces des gens a dit un de leurs poëtes. Avant le combat, leur roi qui s'avouent vaincus en prenant la fuite. Cette sacrifiait toujours aux Muses (70), sans doute pour conduite ne leur était pas moins utile qu'honorarappeler aux soldats l'éducation qu'ils avaient re-ble: ceux qui combattaient contre eux, voyant çue et le jugement qu'on porterait d'eux, pour les animer, par ce souvenir, à braver les dangers, et à faire des actions dignes d'être célébrées.

XXXII. Dans ces occasions, on relâchait en faveur des jeunes gens la rigueur de la discipline; on ne les empêchait pas d'avoir soin de leur chevelure, d'orner leurs habits et leurs armes; on voyait avec plaisir qu'ils fussent gais et bouillants d'ardeur, comme de jeunes chevaux, dans un jour de bataille, hennissent et sont pleins de feu. Quoique, dès leur enfance, ils prissent soin de leurs cheveux, ils les soignaient encore davantage dans ces jours de danger; ils les parfumaient, et les séparaient en deux. Ils se souvenaient de ce mot de Lycurgue, qu'une longue chevelure augmente la beauté, et rend la laideur plus terrible. Leurs exercices étaient plus doux dans les camps que dans les gymnases, leur genre de vie moins dur, leur conduite moins sujette à être recherchée; et les Spartiates étaient le seul peuple au monde pour qui la guerre fût un délassement des travaux qui les y préparaient.

XXXIII. Quand leurs troupes étaient sous les armes en présence de l'ennemi, le roi, après avoir sacrifié une chèvre, ordonnait à tous les soldats de mettre des couronnes sur leur tête, et aux musiciens de jouer sur la flûte l'air de Castor (74). Luimême entonnait le chant qui était le signal de la charge. C'était un spectacle aussi majestueux que terrible, de les voir marcher en cadence, au son de la flûte, sans jamais rompre leurs rangs, sans donner aucun signe de crainte, et aller d'un pas grave et d'un air joyeux affronter les plus grands périls. Car il est vraisemblable que des hommes ainsi disposés ne sont agités ni per la crainte ni par la colère (72); qu'ils conservent une fermeté, une hardiesse et une assurance inébranlables, qui naissent de la confiance où ils sont que les dieux les protègent. Le roi marchait à l'ennemi, accompagné d'un de ceux qui avaient été vainqueurs à un des grands jeux de la Grèce (75). On raconte, à ce sujet, qu'un athlète lacédémonien refusa une somme considérable qu'on lui offrait, pour l'engager à ne pas combattre aux jeux olympiques. Il terrassa son adversaire; et quelqu'un lui ayant dit : « Quel si grand avantage retires-tu maintenant » de ta victoire?» il répondit en souriant : « Je » marcherai devant le roi en allant au combat. » Quand ils avaient vaincu et mis en fuite l'ennemi,

qu'ils faisaient main basse sur tout ce qui résistait, et qu'ils épargnaient les fuyards, trouvaient plus d'avantage à fuir qu'à leur tenir tête.

XXXIV. Le sophiste Hippias dit que Lycurgue fut un grand homme de guerre, et qu'il se trouva à plusieurs expéditions (74). Philosthéphanus lui attribue la division de la cavalerie en compagnies qu'on appelait ulames, composées chacune de cinquante cavaliers qui se formaient en carré. Mais Démétrius de Phalère prétend qu'il ne fit jamais la guerre, et qu'il établit son gouvernement en temps de paix. Il est certain que l'institution de la trève qui s'observe pendant les jeux olympiques, et qu'on dit son ouvrage (75), prouve un caractère doux et pacifique. Aussi quelques écrivaius, et entre autres Hermippus, disent-ils que Lycurgue n'avait pas eu d'abord la pensée de régler avec Iphitus ce qui regardait ces jeux; mais que, s'y étant trouvé par hasard dans ses voyages, il entendit derrière lui, pendant qu'il y assistait, comme la voix d'un homme qui lui témoignait sa surprise, et lui reprochait de ce qu'il n'obligeait pas ses citoyens de prendre part à une fête si solennelle. Il se tourna pour voir qui lui parlait; et n'ayant vu personne, il regarda cette voix comme un avertissement des dieux. Il alla sur-le-champ trouver Iphitus, régla avec lui les cérémonies des jeux, et leur donna plus d'éclat et de stabilité qu'ils n'en avaient eu jusqu'alors.

XXXV. L'éducation des Spartiates s'étendait jusqu'aux hommes faits : on ne laissait à personne la liberté de vivre à son gré. La ville même était comme un camp, où l'on menait le genre de vie prescrit par la loi, où chacun savait ce qu'il devait faire pour le public, où tous étaient persuadés qu'ils n'étaient pas à eux-mêmes, mais à la patrie. Lorsqu'ils n'avaient pas reçu d'ordre particulier, et qu'ils n'avaient rien à faire, ils surveillaient les enfants, leur enseignaient quelque chose d'utile, ou s'instruisaient eux-mêmes auprès des vieillards. Car une des plus belles et des plus heureuses institutions de Lycurgue, c'étoit d'avoir ménagé aux citoyens le plus grand loisir, en leur défendant de s'occuper d'aucune espèce d'ouvrage mercenaire (76). Ils n'avaient pas besoin de travailler, de se donner de la peine pour amasser des richesses qu'il avait rendues inutiles, et par conséquent méprisables. Les Ilotes labouraient les terres pour eux, et leur en reudaient un certain revenu. On raconte

s'ils venaient de leur chef, ou de la part de leur république : « Si nous réussissons, répondit Pi

qu'un Spartiate, se trouvant à Athènes un jour qu'on y rendait la justice, et ayant su qu'on venait de condamner, pour cause d'oisiveté (77), un citoyen» sistratidas, c'est de la part de notre république :

» sinou, c'est de notre chef. » Des Amphipolitains étant allés à Lacédémone, rendirent visite à Argiléonis, mère de Brasidas, qui leur demanda si son

qui s'en retournait chez lui fort triste, accompagné de ses amis qui partageaient sa peine, il pria ses voisins de lui montrer ce citoyen qui était puni pour avoir vécu en homme libre: tant ils re-fils était mort en homme d'honneur et en digne gardaient comme une occupation basse et servile d'exercer des arts mécaniques, et de travailler pour amasser des richesses!

Spartiate (79); ces étrangers lui donnèrent les plus grands éloges, et dirent que Sparte n'avait pas de citoyen aussi brave que lui: «Que dites» vous là? leur dit Argiléonis. Brasidas était un >> homme de cœur ; mais Lacédémone a bien d'au

XXXVIII. Lycurgne, qui, comme nous l'avons dit, avait d'abord composé le sénat de ceux qui l'avaient secondé dans son entreprise, ordonna que dans la suite, à la mort d'un sénateur, on choisirait, pour le remplacer, le plus vertueux des citoyens qui auraient passé soixante ans. C'était sans doute le combat le plus glorieux et le plus digne d'envie que des hommes puissent avoir entre eux. Il ne s'agissait pas d'y choisir celui qui était supérieur à tous les autres par la force ou la légèreté; mais le plus sage et le plus vertueux en

XXXVI. Les procès sortirent de Sparte avec l'argent. Comment auraient-ils pu subsister dans une ville où il n'y avait plus ni richesse ni pauvreté,» tres citoyens plus braves que lui. >> d'où l'égalité avoit banni la disette, où la frugafité entretenait l'abondance? Tant qu'ils n'avaient point de guerre, ce n'était dans la ville que fêtes, que danses, que banquets, que parties de chasse, qu'exercices ou entretiens communs. Ceux qui avaient moins de trente ans n'allaient jamais au marché; ils faisaient faire par leurs parents, ou par la personne qui s'était attachée à eux, tout ce qu'il leur fallait pour leur ménage. Les vieillards eux-mêmes auraient eu honte de donner trop de temps à des soins de cette espèce, et de ne pas passer la plus grande partie du jour dans les gym-tre les vertueux et les sages y remportait le prix nases, ou dans les salles destinées à la conversation. Ils s'y réunissaient pour s'entretenir de choses honnêtes; et jamais il n'y était question des moyens de trafiquer et de s'enrichir. Les sujets ordinaires de leurs conversations étaient l'éloge des belles actions et la censure des mauvaises; et ils le faisaient avec un ton de plaisanterie et de gaieté qui, sous le voile d'un léger badinage, cachait des instructions et des avis propres à corriger.

XXXVII. Lycurgue lui-même n'était pas d'une austérité qui ne se déridât jamais. Ce fut lui qui, au rapport de Sosibius (78), consacra dans les salles communes une petite statue du dieu Ris. Il voulait que la gaieté se mêlât à leurs repas et à leurs assemblées, comme le plus doux assaisonnement de leur travail et de leur table. En général, il accoutuma les citoyens à ne vouloir, à ne pas même savoir vivre seuls; mais à être toujours, comme les abeilles, unis pour le bien public, toujours rangés autour de leurs chefs, toujours hors d'euxmêmes par une sorte de ravissement divin, par une ambition constante d'être tout entiers à leur patrie; et c'est un sentiment qu'il est aisé de reconnaître dans quelques unes de leurs paroles. Pédarète, n'ayant pas été nommé pour un des trois cents qui composaient le conseil, s'en retourna de l'assemblée plein de satisfaction et de joie de voir que Sparte avait trois cents citoyens meilleurs que lui. Pisistratidas avait été envoyé en ambassade avec d'autres Lacédémoniens auprès des généraux du roi de Perse, qui leur demandèrent

de la vertu (80), pour toutes les époques de sa vie ; et ce prix était une grande autorité dans la république, qui rendait maître de la vie, de la mort et de la réputation des citoyens, en un mot, de leurs plus grands intérêts. Voici quelle était la forme de leur élection : Le peuple s'assemblait sur la place publique des hommes choisis s'enfermaient dans une maison voisine, d'où ils ne pouvaient voir personne ni en être vus; ils entendaient seulement le bruit du peuple, qui, dans ces élections comme dans toutes les autres affaires, donnait son suffrage par ses eris. Les compétiteurs n'étaient pas introduits tous à la fois dans l'assemblée ; ils passaient l'un après l'autre, dans un grand silence, selon le rang que le sort leur avait marqué. Les électeurs, enfermés dans la maison voisine, marquaient à chaque fois, sur des tablettes, le degré du bruit qu'ils avaient entendu ;· et comme ils ne pouvaient savoir pour lequel des candidats il avait été fait, ils écrivaient : Pour le premier, pour le second, pour le troisième, et ainsi de suite, selon l'ordre où ils étaient entrés dans l'assemblée. Celui qui avait eu les acclamations les plus fortes et les plus nombreuses était déclaré sénateur (81). Aussitôt on le couronnait de fleurs, et il allait dans les temples rendre graces aux dieux, suivi d'une foule de jeunes gens qui lui donnaient à l'envi les plus grands éloges, et d'une troupe de femmes qui chantaient des hymnes en son honneur, et le félicitaient sur la vie vertueuse qu'il avait toujours menée. Chacun de ses parents

lui servait une collation, en lui disant : « La ville >> honore ta vertu par ce banquet. » Après les avoir tous visités, il se rendait à la salle des repas publics, où les choses se passaient à l'ordinaire, excepté qu'on lui servait deux portions, dont il mettait l'une à part. Après le souper, ses parentes se trouvaient à la porte de la salle; il appelait celle qu'il estimait le plus, et lui donnait la portion qu'il avait gardée : il lui disait qu'il avait reçu cette portion comme un prix d'honneur, et qu'il la lui donnait de même. Les autres femmes la reconduisaient chez elle, en lui prodiguant les mêmes marques d'estime que son parent avait re

çues.

XXXIX. On ne trouve pas moins de sagesse dans les lois de Lycurgue sur les funérailles. D'abord, pour bannir des esprits toute superstition, il permit d'enterrer les morts dans la ville (82); il ne défendit même pas de placer les tombeaux auprès des temples, afin d'accoutumer par-là les jeunes gens au spectacle et à la pensée de la mort; de leur apprendre à l'envisager sans crainte et sans horreur, à ne pas se croire souillés pour avoir touché un corps mort, ou pour avoir passé près d'un sépulcre. En second lieu, il défendit de rien enterrer avec les morts, et ordonna seulement qu'on les enveloppât d'un drap rouge et de feuilles d'olivier (85). Il n'était permis d'inscrire sur les tombeaux que les noms des hommes morts à la guerre, ou des femmes consacrées à la religion. Il borna à onze jours la durée du deuil : on le quittait le douzième, après avoir fait un sacrifice à Cérès: car il ne voulut pas les laisser un seul instant dans l'oisiveté et dans l'inaction. Il unissait toujours au devoir l'encouragement à la vertu ou l'horreur du vice, et remplissait toute la ville d'exemples vivants, au milieu desquels les citoyens étaient élevés; ils les avaient sans cesse devant les yeux, et étaient nécessairement conduits et formés au bien par la vue de ces grands modèles.

XL. Ce fut par le même motif qu'il ne permit pas indifféremment à tout le monde de voyager et de parcourir les pays étrangers, où les citoyens auraient pu contracter des habitudes et des mœurs licencieuses, et adopter sur le gouvernement des idées contraires à celles qu'il leur avait données. Il chassa aussi de Sparte tous les étrangers qui y venaient sans aucun but utile, et par un simple motif de curiosité; non qu'il craignît, comme l'a cru Thucydide, qu'ils adoptassent la forme de son gouvernement, et qu'ils apprissent à pratiquer la vertu; mais plutôt de peur qu'ils ne fussent pour les citoyens des maîtres du vice (84). En effet, avec les étrangers, il entre nécessairement dans une ville de nouveaux propos; ces propos produisent de nouveaux sentiments (85); et ces senti

1.

ments ne manquent jamais de faire germer une foule de passions et de goûts qui troublent l'ordre politique, comme, dans la musique, les faux tons détruisent l'harmonie. Il croyait donc qu'on devait défendre une ville de la corruption des mœurs, avec plus de soin qu'on n'en ferme les portes aux personnes infectées de maladies contagieuses.

XLI. Dans tout ce que nous avons vu jusqu'ici des lois de Lycurgue, nous ne trouvons aucune trace de l'injustice et de la violence qu'on leur reproche. Elles étaient, dit-on, très propres à inspirer du courage, mais fort peu capables de faire pratiquer la justice (86). Cette inculpation tombe sans doute sur ce qu'on appelait à Sparte l'embuscade, si toutefois cet établissement est de Lycurgue, comme le prétend Aristote. C'est là ce qui aura fait concevoir à Platon même la mauvaise opinion qu'il avait du gouvernement de Sparte, et de son législateur. Voici en quoi cette embuscade consistait. Les gouverneurs des jeunes gens envoyaient de temps en temps courir dans la campagne ceux à qui ils connaissaient le plus d'adresse et de prudence, et ne leur donnaient que des poignards avec les vivres nécessaires. Ces jeunes gens, se dispersant chacun de son côté, se tenaient pendant le jour cachés tranquillement dans des endroits couverts, et n'en sortaient qu'à la nuit pour se répandre dans les grands chemins, et égorger tous les Ilotes qu'ils rencontraient. Souvent même, en plein jour, ils tuaient dans les champs les plus forts et les plus robustes de ces esclaves. Thucydide, dans sa guerre du Péloponnèse, raconte que ceux d'entre les Ilotes que les Spartiates avaient affranchis à cause de leur courage, et qu'ils avaient conduits dans les temples pour remercier les dieux de leur liberté, disparurent bientôt après, au nombre de plus de deux mille, sans que personne ait jamais pu savoir comment ils étaient morts. Aristote dit même que les éphores, dès qu'ils étaient entrés en charge, déclaraient la guerre aux Ilotes, afin qu'il fût permis de les tuer. Les Spartiates les traitaient en tous temps avec la plus grande dureté; ils les forçaient de boire avec excès, et les menaient en cet état dans les salles où l'on mangeait, pour montrer aux jeunes gens combien l'ivresse était honteuse. Là ils les obligeaient de chanter des chansons obscènes, de danser d'une manière indécente et ridicule, et leur défendaient tout ce que ces amusements avaient de décent et d'honnête (87). Aussi, dans l'expédition que les Thébains firent long-temps après dans la Laconie (88), lorsqu'ils ordonnaient aux Ilotes qu'ils avaient faits prisonniers de chanter les poésies de Terpandre, d'Aleman (89) et de Spendon le Lacé

1 Liv. IV, c. 80.

démonien, ils s'y refusaient, en disant que leurs maîtres le leur avaient défendu. Lors donc qu'on a dit qu'à Lacédémone les hommes libres le sont autant qu'on peut l'être, et que les esclaves sont dans l'excès de l'esclavage, on a marqué avec assez de justesse la différence de ce gouvernement avec les autres. Pour moi, je pense que les Spartiates n'exercèrent ces cruautés que long-temps après Lycurgue, et surtout après ce grand tremblement de terre que Sparte éprouva, et dont les Ilotes profitèrent pour se soulever, de concert avec les Messéniens : révolte qui causa des maux affreux dans tout le pays, et mit la ville elle-même dans le plus grand danger où elle se fût jamais trouvée (90). Je ne saurais imputer à Lycurgue un établissement aussi horrible que celui de l'embuscade, quand je juge de son caractère par la douceur et la justice qu'il montra dans toute sa conduite, et auxquelles les dieux mêmes avaient rendu témoignage.

XLII. Lorsque ces principaux établissements se furent affermis par un assez long usage; que la forme du gouvernement eut pris assez de consistance pour pouvoir se maintenir et se conserver d'elle-même alors comme Dieu, après avoir formé le monde, éprouva, dit Platon, une joie vive en lui voyant faire ses premiers mouvements; de même Lycurgue, charmé de la beauté et de la majesté de ses lois, ravi de les voir, pour ainsi dire, marcher seules et remplir leur destination, voulut, autant que le pouvait la prudence humaine, les rendre immuables et immortelles. I assembla tous les citoyens, leur dit que son gouvernement était, sous tous les rapports, fait pour rendre le peuple vertueux, et pour assurer par-là son bonheur; qu'il restait un seul point, à la vérité le plus important de tous, mais qu'il ne leur communiquerait qu'après avoir consulté l'oracle d'Apollon. Il les exhorta à observer fidèlement les lois qu'il leur avait données, sans y rien changer ni altérer, jusqu'à son retour de Delphes; qu'alors il remplirait lui-même exactement ce que le dieu lui aurait ordonné. Ils lui promirent tous une entière obéissance, et le pressèrent de partir. Avant de les quitter, il fit prêter serment d'abord aux deux rois et aux sénateurs, ensuite à tous les citoyens, de maintenir, pendant tout le temps de son absence, la forme de gouvernement qu'il avait établie, et il partit. Arrivé auprès de l'oracle, il fit un sacrifice au dieu, et lui demanda si ses lois étaient assez bonnes pour faire le bonheur des Spartiates et les rendre vertueux. Apollon lui répondit que ses lois étaient parfaites, et que Sparte, tant qu'elle conserverait sa forme de gouverne

In Tim., tom. III, p. 57.

ment, effacerait la gloire de toutes les autres villes.

XLIII. Lycurgue mit cet oracle par écrit, et l'envoya à Lacédémone. Il fit ensuite un second sacrifice, embrassa ses amis et son fils; et, pour ne pas dégager ses citoyens du serment qu'ils avaient fait, il résolut de se laisser mourir. Il était à cet âge où l'homme, en conservant encore assez de force pour aimer la vie, est mûr aussi pour la quitter (91) : il se trouvait d'ailleurs dans la situation la plus heureuse où il pût espérer de parvenir. Il mourut donc en s'abstenant de manger, persuadé que la mort d'un homme d'état ne doit pas être inutile à la république, ni la fin de sa vie oisive; mais qu'on doit y reconnaître ses actions précédentes, et ses vertus (92). Il sentait aussi qu'après les grandes choses qu'il avait exécutées, sa mort mettrait le comble à son bonheur, et garantirait à ses concitoyens, qui avaient juré d'observer ses lois jusqu'à son retour, la durée de tous les biens qu'il leur avait procurés pendant sa vie (95). Il ne se trompa point dans ses conjectures: Sparte, pendant l'espace de cinq cents ans qu'elle observa les lois de Lycurgue, dut à la sagesse de son gouvernement, et à la gloire qui en fut le fruit, l'avantage d'être la première ville de la Grèce. Les quatorze rois qui suivirent depuis ce législateur jusqu'à Agis, fils d'Archidamus, ne firent aucun changement à ces lois; car l'établissement des éphores, loin de relâcher les ressorts du gouvernement, ne fit que les tendre davantage; il paraissait favorable au peuple, et servit à fortifier l'aristocratie (94).

XLIV. Mais sous le règne d'Agis, l'argent commença à se glisser dans Sparte, et l'argent donna entrée à l'avarice et à la cupidité. Ce changement vint de Lysandre (95), qui, incapable de se laisser prendre lui-même à l'appât de l'or, remplit sa patrie de l'amour des richesses et du luxe, et en y rapportant des sommes immenses d'or et d'argent qu'il avait tirées de la guerre, renversa toutes les lois de Lycurgue. Tant qu'elles furent en vigueur, Sparte parut moins une ville sagement gouvernée, que la maison bien réglée d'un homme sage et religieux ou plutôt, comme les poëtes ont feint qu'Hercule avec sa peau de lion et sa massue parcourait l'univers pour châtier les voleurs et les tyrans, de même Sparte, avec une simple seytale (96) et un méchant manteau, commandait à toute la Grèce, qui se soumettait volontairement à son empire; elle détruisait les tyrannies et les puissances injustes qui opprimaient les villes; son seul arbitrage terminait les guerres, apaisait les séditions, et le plus souvent sans remuer même un bouclier; elle n'avait besoin que d'envoyer un ambassadeur, aux ordres duquel tous les peuples se soumettaient aussitôt; comme on voit les abeilles,

n'avons ni discours ni écrits, a réellement établi une république inimitable. Convainquant d'erreur ceux qui prétendent que le sage, tel qu'il est défini par les philosophes, ne peut pas exister, il leur a fait voir une ville entière soumise aux règles de la philosophie; et par-là il a surpassé à juste titre la gloire de tous ceux qui ont établi des répu

à l'aspect de leur roi, se ranger avec empresse- | écrits et des discours; et Lycurgue, dont nous ment autour de lui: tant elle se fait respecter par la justice et la sagesse de son gouvernement! Je m'étonne après cela qu'on ait dit que les Lacédémoniens savaient obéir, mais qu'ils ne savaient pas commander; et qu'on ait loué ce mot du roi Théopompe, à qui l'on disait que Sparte ne se maintenait que par le talent de ses rois pour gouverner. « C'est plutôt, répondit-il, par l'obéis-bliques parmi les Grecs (102). »sance de ses citoyens. » Mais les peuples ne restent pas long-temps soumis à ceux qui ne savent pas commander; et la soumission des sujets est le fruit de la science des chefs. Celui qui conduit bien se fait bien suivre; et comme la perfection du talent de l'écuyer consiste à rendre un cheval doux et docile au frein, l'effet de la science d'un roi est aussi de former ses peuples à l'obéissance.

XLVI. Voilà pourquoi Aristote a dit que, quoique Lycurgue reçoive à Sparte les plus grands honneurs, il n'a pas tous ceux qu'il avait mérités. Cependant on lui a élevé un temple, où tous les ans on lui offre des sacrifices comme à un dieu. On dit aussi que lorsque ses ossements furent rapportés à Lacédémone, la foudre tomba sur le lieu de sa sépulture (105); ce qui n'est arrivé à aucun autre des plus grands personnages, si l'on en excepte Euripide, qui mourut long-temps après en Macédoine, où il fut enterré près de la ville d'Aréthuse (404): témoignage bien glorieux, et qui justifie les partisans de ce poëte, puisqu'il est le seul qui, après sa mort, ait eu la même distinction que l'homme le plus saint et le plus chéri des dieux. Lycurgue mourut, dit-on, à Cyrrha Apollothémis prétend qu'il se fit porter en Élide; Timée et Aristoxène (105) assurent qu'il finit ses jours en Crète; ce dernier même ajoute que les Crétois montrent son tombeau dans le territoire et près du grand chemin de Pergamie. Il laissa, dit-on, un fils unique nommé Antiorus', qui mourut sans enfants, et en qui finit la race de Lycurgue : mais les parents et les amis de ce législateur formèrent une société qui subsista long-temps, et qui s'assemblait à certains jours qu'elle appelait Lycurgides. Aristocratès (106), fils d'Hipparque, dit que Lycurgue étant mort en Crète, ses hôtes brûlèrent son corps, et en jetèrent les cendres dans la mer. Il les en avait priés lui même, dans la crainte que, si elles étaient jamais rapportées à Lacédémone, les Spartiates ne prétendissent qu'il y était revenu, et que, se croyant par-là dégagés de leur serment, ils ne changeassent la forme de gouvernement qu'il avait établie. Voilà ce que j'avais à dire de Lycurgue.

XLV. Les Lacédémoniens, non contents de persuader la soumission aux autres peuples, leur inspiraient encore le desir de les avoir pour chefs et de suivre leurs ordres. Les étrangers ne leur demandaient ni vaisseaux, ni argent, ni troupes, mais seulement un général spartiate; et quand ils l'avaient obtenu, ils lui obéissaient avec autant de respect que de crainte. C'est ainsi que les Siciliens obéirent à Gylippe, les Chalcidiens à Brasidas, et tous les Grecs d'Asie à Lysandre, à Callicratidas et à Agésilas (97). Ils regardaient ces généraux comme les réformateurs des peuples et des rois à qui on les envoyait; mais ils voyaient toujours dans Sparte la maîtresse des autres villes dans l'art de bien vivre et de bien gouverner. C'est, je crois, sur cela qu'est fondée la raillerie de Stratonicus, qui ordonnait aux Athéniens de célébrer des mystères et des fêtes religieuses, aux Éléens de donner des jeux publics, en quoi ils excellaient, et condamnait les Lacédémoniens à être châtiés pour les fautes que ces deux peuples auraient commises (98). Ce n'était là qu'une plaisanterie; mais Antisthène, le disciple de Socrate, voyant les Thébaius s'enorgueillir de leur victoire de Leuctres, dit sérieusement qu'ils ressemblaient à des écoliers tout glorieux d'avoir battu leurs maîtres (99). Cependant l'objet principal de Lycurgue n'avait pas été de laisser sa ville en état de commander aux autres : persuadé que le bonheur d'une ville, comme celui d'un particulier, est le fruit de sa vertu et de l'harmonie de tous ses membres, il la régla et la disposa de manière que les citoyens, toujours libres, et se suffisant à eux(1) C'est le sentiment qu'a suivi l'abbé Lenglet-Dufres mêmes, se maintinssent aussi long-temps qu'il se-noy dans ses Tablettes chronologiques de l'Histoire unirait possible dans la pratique de la vertu (100). verselle. Iphitus était un descendant d'Hèrcule; et, suivant C'est aussi sur ce fondement qu'élevèrent leurs cet écrivain, il renouvela dans la Grèce, huit cent quatreplans de république Platon, Diogène, Zénon (101), vingt-quatre ans avant J.-C., cent huit ans avant la preet tous ceux dont les ouvrages sur cette matière ont mérité des éloges: mais ils n'ont laissé que des

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NOTES

SUR LA VIE DE LYCURGUE.

mière olympiade, les jeux olympiques. Il y avait donc eut

■ Pausanias l'appelle Encosmus.

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