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dies où un prince reconnaît dans sa maîtresse un ennemi; et qu'enfin ce que vous croyez capable de soutenir l'intérêt serait capable de le détruire. Il m'a ajouté que les éclaircissements, les préparations, les longues histoires que cet arrangement exigerait, jetteraient un froid mortel sur un sujet qui marche avec rapidité, et qui est plein de chaleur. Je lui ai représenté toutes vos raisons, rien n'a pu le faire changer de sentiment. « Assurez, me dit-il, monsieur l'ambassadeur d'Athènes qu'en tout le reste je défère à ses avis; que je suis pénétré pour lui de la plus vive reconnaissance; que je lui présenterai Olympie, si jamais il passe par la Macédoine pour aller en Asie. »

Je vous confierai qu'il est infiniment touché des charmes de madame l'ambassadrice; mais comme il n'a que soixante et neuf ans, il attend qu'il en ait soixante et douze pour faire sa déclaration. Pour moi, monsieur, il y a longtemps que je vous ai fait la mienne, et que je vous suis attaché bien respectueusement avec la plus tendre reconnaissance.

Savez-vous que je perds infiniment dans l'impératrice de Russie? Vous ne m'en soupçonneriez pas.

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Un travail forcé, monsieur, et une santé bien languissante, m'ont empêché longtemps de vous écrire; mais vous n'en avez pas été moins présent à mon esprit et à mon cœur. J'ai toujours été indigné contre ceux qui n'ont pas souffert l'honneur que vous leur avez fait, et qu'ils ne méritaient pas. Un jour un grand seigneur, passant par un village avec d'excellent vin de Tokai, en donna à boire à des paysans, qui le trouvèrent amer, et qui crurent qu'on se moquait d'eux.

J'ai commencé l'édition de Corneille. Je suis obligé de dicter presque tout, ne pouvant guère écrire de ma main, et je tâche de faire la paix entre Corneille et Shakespeare, en attendant que nos rois daignent rendre la paix à l'Europe.

Votre Shakespeare était bien heureux, il pouvait faire des tragédies moitié prose, moitié vers, et quels vers encore! Ils ne sont certainement pas élégants et châtiés, comme ceux de Pope, et comme le Caton d'Addison; il se donnait la liberté de changer

1. Communiquée à l'Illustrated London News par M. John Henderson.

de lieu presque à chaque scène, d'entasser trente à quarante actions les unes sur les autres, de faire durer une pièce vingtcinq ans, de mêler les bouffonneries au tragique. Son grand mérite, à mon avis, consiste dans des peintures fortes et naïves de la vie humaine.

Corneille avait assurément une carrière plus difficile à remplir; il fallait vaincre continuellement la difficulté de la rime, ce qui est un travail prodigieux; il fallait s'asservir à l'unité de temps, de lieu, d'action, ne faire jamais entrer ni sortir un acteur, sans une raison intéressante; lier toujours une intrigue avec art, et la dénouer avec vraisemblance; faire parler tous ses héros avec une éloquence noble, et ne rien dire qui pût choquer les oreilles délicates d'une cour pleine d'esprit, et d'une académie composée de gens très-savants et très-difficiles.

Vous m'avouerez que Shakespeare avait un peu plus ses coudées franches que Corneille. Au reste, vous savez combien j'estime votre nation; je ne perds aucune occasion de lui rendre justice dans mon commentaire.

Vous me feriez un grand plaisir, monsieur, si vous vouliez bien me dire quel est l'auteur de la petite histoire de David, intitulée the Man after God's own Heart, et quel est l'évêché qu'on a donné à ce Warburton, qui a prouvé que Moïse ne connaissait ni paradis, ni enfer, ni l'immortalité de l'âme, et qui de là conclut qu'il était inspiré de Dieu. Apparemment que cet évêque a pris le fils de Spinosa pour son chapelain.

I will be for ever, dear sir, your most faithfull and tender servant and friend.

VOLTAIRE.

4838.

A M. LE CARDINAL DE BERNIS.

Aux Délices, le 10 février.

Puisque vous êtes si bon, monseigneur, puisque les beauxarts vous sont toujours chers, Votre Éminence permettra que je lui envoie mon Commentaire sur Cinna; elle me trouvera trèsimpudent; mais il faut dire la vérité : ce n'est pas pour les neuf lettres qui composent le nom de Corneille que je travaille, c'est pour ceux qui veulent s'instruire.

La critique est aisée, et l'art est difficile 1.

1. Destouches, Glorieux, acte II, scène v.

Et je sens plus que personne cette énorme difficulté. Je reprendrai sans doute un certain Cassandre en sous-œuvre tant que je pourrai. Je suis trop heureux que vous ayez daigné m'encourager un peu. Vous trouvez dans le fond que je ressemble à ces vieux débauchés qui ont des maîtresses à soixante-dix ans; mais qu'a-t-on de mieux à faire? Ne faut-il pas jouer avec la vie jusqu'au dernier moment? n'est-ce pas un enfant qu'il faut bercer jusqu'à ce qu'il s'endorme? Vous êtes encore dans la fleur de votre âge; que ferez-vous de votre génie, de vos connaissances acquises, de tous vos talents? Cela m'embarrasse. Quand vous aurez bâti à Vic, vous trouverez que Vic laisse dans l'âme un grand vide, qu'il faut remplir par quelque chose de mieux. Vous possédez le feu sacré; mais avec quels aromates le nourrirezvous? Je vous avoue que je suis infiniment curieux de savoir ce que devient une âme comme la vôtre. On dit que vous donnez tous les jours de grands dîners. Eh! mon Dieu, à qui? J'ai du moins des philosophes dans mon canton. Pour que la vie soit agréable, il faut fari quæ sentias1. Contrainte et ennui sont synonymes.

Vous ne vous douteriez pas que j'ai fait une perte dans l'impératrice de Russie: la chose est pourtant ainsi; mais il faut se consoler de tout. La vie est un songe; rêvons donc le plus gaiement que nous pourrons. Ce n'est pas un rêve quand je vous dis que je suis enchanté des bontés de Votre Éminence, que je suis son plus passionné partisan, plein d'un tendre respect pour elle.

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Mon cher Colini, avez-vous autant de vent et de neige que nous en avons ici? Plus je vis, moins je m'accoutume à ces maudits climats septentrionaux ; je m'en irais en Égypte, comme le bonhomme Joseph, si je n'avais pas ici famille et affaires.

J'ai envoyé à Son Altesse électorale une tragédie que j'avais faite en six jours, pour la rareté du fait; mais je la supplie de la jeter au feu. Je l'ai corrigée avec le plus grand soin, et je la crois à présent moins indigne de lui être présentée.

Algarotti et Goldoni me flattent qu'ils seront à Ferney au

1. Horace, livre I, épître iv, vers 9.

2. Elle avait souscrit pour deux cents exemplaires à l'édition du Théâtre de Pierre Corneille avec des commentaires; voyez lettre 4762.

printemps. Je voudrais bien que vous pussiez y être aussi. Je vous embrasse de tout mon cœur.

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Si j'ai lu la belle jurisprudence de l'Inquisition1! Et oui, mordieu, je l'ai lue, et elle a fait sur moi la même impression que fit le corps sanglant de César sur les Romains. Les hommes ne méritent pas de vivre, puisqu'il y a encore du bois et du feu, et qu'on ne s'en sert pas pour brûler ces monstres dans leurs infames repaires. Mon cher frère, embrassez en mon nom le digne frère qui a fait cet ouvrage excellent puisse-t-il être traduit en portugais et en castillan! Plus nous sommes attachés à la sainte religion de notre Sauveur Jésus-Christ, plus nous devons abhorrer l'abominable usage qu'on fait tous les jours de sa divine loi.

Il est bien à souhaiter que vos frères et vous donniez tous les mois quelque ouvrage édifiant qui achève d'établir le royaume du Christ, et de détruire les abus. Le trou du cul est quelque chose; je voudrais qu'on mît en sentinelle un jésuite à cette porte de l'arche 2.

On a imprimé en Hollande le Testament de Jean Meslier; ce n'est qu'un très petit Extrait du Testament de ce curé. J'ai frémi d'horreur à la lecture. Le témoignage d'un curé qui, en mourant, demande pardon à Dieu d'avoir enseigné le christianisme peut mettre un grand poids dans la balance des libertins. Je vous enverrai un exemplaire de ce Testament de l'antechrist, puisque vous voulez le réfuter. Vous n'avez qu'à me mander par quelle voie vous voulez qu'il vous parvienne : il est écrit avec une simplicité grossière qui, par malheur, ressemble à la candeur. Vraiment il s'agit bien de Zulime et du Droit du Seigneur ou de l'Écueil du Sage, que le philosophe Crébillon a mutilé et estropié, croyant qu'il égorgeait un de mes enfants! Jurez bien que cette petite bagatelle est d'un académicien de Dijon, et soyez sûr que vous direz la vérité. Mais ces misères ne doivent pas vous occuper; il faut venir au secours de la sainte vérité, qu'on attaque de toutes

1. Le Manuel des Inquisiteurs, par Morellet; voyez la note, tome XXV, page 105.

2. Voyez la lettre 4816, deuxième paragraphe.

3. Voyez tome XXIV, page 293.

4. Voltaire était en effet de l'Académie de Dijon.

parts. Engagez vos frères à prêter continuellement leur plume et leur voix à la défense du dépôt sacré.

Vous m'avez envoyé un beau livre de musique1, à moi qui sais à peine solfier; je l'ai vite mis ès mains de notre nièce la

virtuose.

Je suis le coq qui trouva une perle dans son fumier, et qui la porta au lapidaire. Mile Corneille a une jolie voix; mais elle ne peut comprendre ce que c'est qu'un dièse.

Pour son oncle le rabàcheur et le déclamateur, le cardinal de Bernis dit que je suis trop bon, et que je l'épargne trop.

J'ai fait très-sérieusement une très-grande perte dans l'impératrice de toutes les Russies.

On a assassiné Luc, et on l'a manqué; on prétend qu'on sera plus heureux une autre fois. C'est un maître fou que ce Luc, un dangereux fou: il fera une mauvaise fin; je vous l'ai toujours dit. Interim, vale: te saluto in Christo Salvatore nostro.

4841.

A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.

Aux Délices, 14 février.

J'apprends, madame, par les nouvelles publiques, une nouvelle que je ne veux pas croire les gazettes sont souvent trèsmal informées; mais s'il y a quelque fondement à ce funeste bruit, souffrez, madame, que je mêle ma douleur à la vôtre. Je suis encore très-incertain. Je ne peux que me borner à vous dire combien je m'intéresse à vos peines, si vous en avez, et à la douceur de votre vie, si elle n'est point troublée. Votre expérience et votre bon esprit vous ont appris que la vie est bien peu de chose, et qu'il faut au moins en jouir, puisque ce peu est tout ce que nous avons. Quelque malheur qui nous arrive, et quelque perte qu'on fasse, la philosophie doit venir à notre secours, et la sensibilité de nos amis est de quelque consolation. Si la nouvelle est malheureusement vraie, je voudrais être près de vous dans le nombre de ceux dont l'amitié vous console. Vivez, madame, et continuez de devoir votre santé à votre régime. Nous avons dans mon voisinage de Genève une femme

1. Éléments de musique théorique et pratique sur les principes de M. Rameau, éclaircis, développés et simplifiés; nouvelle édition, 1762, in-8". La première édition de cet ouvrage de d'Alembert est de 1752.

2. Francois Walther, comte de Lutzelbourg, lieutenant général, était mort le 17 janvier 1762 à Fulde, où il commandait.

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