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DÉCLARATION

DE M. DE VOLTAIRE

SUR LE PROCES

ENTRE M. LE COMTE DE MORANGIÉS ET LES VÉRON.

(1773)

Ma famille fut attachée à la famille de M. le comte de Morangiés; mon père fut longtemps son conseil. Mais sans écouter aucune prévention, et étant absolument sans intérêt, je ne me déterminai à croire M. le comte de Morangiés entièrement innocent dans son étrange procès contre la famille Véron qu'après avoir lu toutes les pièces, et tous les mémoires contre lui.

Il me parut absurde et impossible qu'un maréchal de camp, qu'un père de famille, dont les affaires à la vérité sont dérangées, mais qui n'a jamais commis aucune action criminelle, eût conçu le projet extravagant et abominable qu'on lui impute. Non, il n'est pas possible qu'un ancien officier, qui n'a pas l'esprit aliéné et endurci dans la scélératesse, eût imaginé non-seulement de voler cent mille écus à une veuve nonagénaire, mais d'accuser la famille de cette veuve de lui avoir volé à lui-même ces cent mille écus, et de chercher à faire périr cette famille dans les supplices. Il ne me paraissait pas dans la nature qu'un homme obéré, qu'on prétend avoir été tiré tout d'un coup par le sieur

1. Cette Déclaration est postérieure au 16 février, mais doit être de la fin du même mois ou des premiers jours de mars. Voltaire l'envoya à Marin pour la faire imprimer, et, le 27 mars, il accuse réception d'exemplaires imprimés.

L'édition porte pour lieu d'impression Lausanne; mais on voit, par la lettre que j'ai citée, qu'elle fut faite à Paris. On avait imprimé à la suite la Réponse à l'écrit d'un avocat, qui suit immédiatement la Déclaration. (B.)

2. Voltaire lui-même avait été fort lié dans sa jeunesse avec la mère de Morangiés.

Du Jonquay de l'état le plus cruel, et nanti par lui d'une somme exorbitante de cent mille écus, eût refusé de payer une somme légère à la courtière qu'on supposait lui avoir procuré un argent si inattendu. M. de Morangiés aurait eu l'intérêt le plus pressant à satisfaire cette entremetteuse. Qu'on se représente un homme tourmenté par le besoin d'argent, à qui une femme fait tomber tout d'un coup dans les mains cent mille écus comme par enchantement refusera-t-il, dans les premiers transports de sa joie et de sa reconnaissance, une rétribution légitime à sa bienfaitrice? Je soutiens que cela n'est pas dans la nature humaine.

S'il avait reçu tant d'argent, et s'il avait formé le dessein coupable de ne point payer son créancier, il n'avait qu'à garder paisiblement la somme il pouvait attendre, sans inquiétude, le temps des payements, et renvoyer alors le prétendu prêteur à l'assemblée de ses créanciers, pour se faire payer à son rang comme il pourrait; mais il ne se serait pas exposé à un procès criminel prématuré.

Il était donc de la plus grande vraisemblance que M. de Morangiés n'avait rien reçu, puisqu'il osait soutenir un procès criminel contre ceux qui prétendaient lui avoir prêté.

D'un autre côté, la manière dont on alléguait qu'on lui avait fait ce prêt tenait de la fable la plus incroyable. De l'argent qui doit être toujours porté en secret par Du Jonquay, tandis que le lendemain matin le même homme donne au même M. de Morangiés de l'argent en public; cent mille écus portés à pied en treize voyages, tandis qu'il était si aisé de les porter en carrosse; une course de cinq à six lieues, lorsqu'il était si simple de s'épargner cette fatigue inouïe tout cela est tellement romanesque que, quand je lus la réfutation de cette aventure dans le plaidoyer de M. Linguet, j'eus peine à me persuader qu'on eût osé proposer sérieusement de telles chimères devant la première cour du royaume, et qu'on eût abusé à ce point de la patience des juges.

Ce fut pis encore, j'ose le dire, lorsqu'on remonta à la source des prétendus cent mille écus en or qu'une pauvre veuve, logée à un troisième étage, et ayant à peine de quoi soutenir sa famille, avait, dit-on, prêtés par les mains de son petit-fils Du Jonquay, qui avait couru six lieues à pied chargé de ce fardeau. M. Linguet remarque fort bien que, pour prêter cent mille écus, il faut les avoir. Le roman de la fortune si longtemps inconnue de cette veuve Véron me parut aussi étonnant que l'histoire des treize voyages. On ne faisait voir aucune preuve, aucune trace des origines de cette fortune secrète, qui formait un si grand contraste

avec la pauvreté de la famille. On m'assurait que la Véron était la veuve d'un agioteur obscur et malaisé de la rue Quincampoix, qui louait, à la vérité, un corps de logis de mille cinquante livres, mais qui en relouait une partie, et qui mourut insolvable, au point qu'on n'a jamais payé les frais de l'inventaire fait à sa mort, frais encore dus au successeur de ce même Gillet, notaire, chez qui la veuve Véron prétendait avoir fait valoir clandestinement ces prétendus cent mille écus.

On m'avait écrit encore que ce Véron, qu'on nous donnait pour un fameux banquier, avait fait plusieurs métiers bien éloignés de la finance; qu'entre autres il avait été boulanger chez M. le duc de Saint-Aignan. Je ne parlais d'aucune de ces anecdotes, qui forment pourtant un très-puissant préjugé dans cette cause parce que c'est à M. de Morangiés, qui est sur les lieux, à les vérifier et à en tirer avantage.

Je savais d'ailleurs que la famille Véron vivait très à l'étroit, et subsistait mesquinement d'un petit fonds que la veuve faisait valoir en prêtant, dit-on, sur gages par les mains des courtières. Je le savais par le rapport naïf d'un domestique d'un de mes neveux, M. de Florian, ancien capitaine de cavalerie au régiment de Brionne, qui était alors à Ferney, et qui y est encore. Ce domestique, nommé Montreuil, nous disait souvent qu'il connaissait ce Du Jonquay; qu'il avait mangé plusieurs fois avec lui; que ses sœurs travaillaient, l'une en broderie, l'autre en linge, et vendaient leurs ouvrages. Ces discours toujours uniformes d'un ancien laquais me frappèrent, et enfin j'ai pris le parti de tirer de lui une déclaration authentique par-devant notaire.

« L'an mil sept cent soixante et treize, le seize février, etc., en présence des témoins, a comparu Charles Montreuil, natif de Montreuil-sur-Mer en Picardie, ci-devant domestique à Paris, et actuellement chez M. de Florian, ancien capitaine de cavalerie, lequel a déclaré qu'il a connu à Paris le sieur Du Jonquay, avec lequel il a mangé plusieurs fois; qu'il logeait dans la rue SaintJacques avec sa grand'mère, la veuve Véron, laquelle prêtait de petites sommes sur gages, à deux sous par mois par vingt sous. Que la veuve Durant, courtière, proposa plusieurs fois, à lui Montreuil, de lui faire prêter par ladite Véron quelques petites sommes sur de bons effets. Que ledit Du Jonquay avait deux sœurs qui travaillaient fort bien en linge et en broderie, et qu'elles avaient permission de leur grand'mère de vendre leurs ouvrages à leur profit, etc. Signé: NICOD, notaire. Contrôlé à Gex, le même jour. Signé : LA CHAUX. ».

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Toutes ces probabilités réunies faisaient sur moi la forte impression qu'elles doivent faire sur tout esprit impartial qui n'est d'aucune faction, qui aime la vérité, et qui s'indigne contre l'injustice. Dans ces circonstances M. le comte de Morangiés m'écrivit souvent, et me fit tout le détail de sa malheureuse aventure. Il s'ouvrait à moi avec une confiance sans bornes, et dans toutes ses lettres jamais je n'ai pu remarquer la moindre apparence de contradiction; je voyais toujours un homme pénétré d'horreur en m'exposant les artifices employés pour le surprendre.

J'étais frappé de la contradiction énorme qui se trouve dans le roman des cent mille écus portés en or en treize voyages, le 23 septembre 1771, et la promesse de M. de Morangiés, du 24, d'accepter les propositions du prêteur dès qu'il aurait reçu l'argent. Ce seul trait de lumière me semblait devoir dessiller tous les yeux. Il est impossible que M. de Morangiés ait reçu l'argent la veille, et qu'il ait signé le lendemain qu'il ferait ses billets dès qu'il aurait reçu l'argent.

Il me paraissait fort naturel, et il me le paraîtra toujours, que le prétendu prêteur ait fait accroire, le 24, à M. de Morangiés, qu'il fallait qu'il lui confiât quatre billets de trois cent vingt-sept mille livres, y compris les intérêts payables à la veuve Véron. Il persuada à M. de Morangiés qu'il avait en main une compagnie opulente qui avait des affaires avec cette veuve d'un prétendu banquier, et que dans peu de jours il lui apporterait l'argent sur des billets qu'il fallait montrer à cette compagnie. Pour mieux aveugler le comte de Morangiés par cette chimère incroyable, il lui prêta généreusement douze cents francs dont le comte avait malheureusement un besoin pressant. Voilà les extrémités où des officiers se réduisent tous les jours dans Paris, par l'obligation où ils croient être de soutenir un extérieur d'opulence.

Je sais quel besoin avait M. de Morangiés de ces douze cents francs. Il est bien clair qu'il ne serait pas venu les chercher luimême à un troisième étage, s'il avait reçu environ cent mille écus la veille. Tout homme sensé conclura de ce que M. de Morangiés courut chercher douze cents francs le 24, qu'il n'avait pas touché trois cent mille livres le 23. Cette faible somme qu'on lui donnait acheva son malheur.

Le comte crut qu'il pouvait confier ses billets à cet inconnu, comme on les confie à un agent de change. Il ne savait pas que la Véron, qui était alors dans une chambre voisine, était la propre grand'mère de Du Jonquay. Ce sont là de ces tours qui sont assez communs dans toutes ces affaires obscures et honteuses.

Enfin il fut séduit, et il laissa ses billets exigibles entre les mains de Du Jonquay, sans en tirer de reconnaissance. Voilà ce qu'il me mandait dans le plus grand détail. Ces démarches, cette conduite avec un inconnu, me paraissent très-peu prudentes; mais il me paraissait aussi fort vraisemblable qu'un officier obéré, tourmenté de sa situation, fasciné par l'espoir chimérique de posséder bientôt cent mille écus en espèces, eût été séduit par un si grand appåt. Je voyais bien que M. de Morangiés avait fait une très-grande faute de fournir de telles armes contre lui. Je le lui mandais1 : à peine en voulait-il convenir; mais plus la faute était grande, plus je voyais l'art avec lequel on l'avait fait tomber dans ce piége grossier.

Je demande à présent à tous les avocats, à tous les juges, à tous ceux qui connaissent le cœur humain, est-il possible que M. de Morangiés, que je n'ai jamais vu, ayant en sa possession cent mille écus, m'eût écrit des volumes plus gros que toute la procédure pour me persuader qu'il ne les avait pas reçus? Quel besoin avait-il de descendre dans les plus petits détails avec un vieillard mourant qui demeure à cent vingt lieues de lui? Certes, s'il avait possédé cet argent, il en aurait joui sans se mettre en peine de mon opinion inutile.

Cette opinion reçut un nouveau degré d'évidence quand j'appris qu'enfin Du Jonquay et sa mère, qu'on nomme Romain2, participante à toute cette affaire, avaient tout avoué devant un commissaire de police, qu'ils avaient reconnu et signé la fausseté de l'histoire des cent mille écus, que tout était avéré. Ils firent cette déclaration étant libres chez ce commissaire, et pouvant faire une déclaration toute contraire: donc assurément la force de la vérité leur arrachait cet aveu.

Je n'examine point si cet aveu est revêtu de toutes les formes légales, et si on peut revenir contre une déclaration si authentique. Je m'en tiens à soutenir qu'il est bien difficile qu'une mère et un fils, dans la fortune la plus serrée, abandonnent tout d'un coup, d'un commun accord, leurs prétentions à une fortune de cent mille écus qui leur appartiendrait légitimement. Je présume qu'il n'y a pas une seule famille dans le royaume qui se dépouillât ainsi de tout son bien par une déclaration chez un commissaire. Je maintiens que des violences, des menaces, ne forceraient personne à confesser que son bien n'est point à lui, si les remords

1. Voyez, dans la Correspondance, la lettre à Morangiés, du 6 juillet 1772. 2. Geneviève Gaillard, femme séparée de biens de Nicolas Romain, officier invalide.

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