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Après cet exorde venait la nouvelle d'un sergent, assassiné depuis deux ans, et dont les meurtriers venaient d'être arrêtés, grâce à l'indiscrétion de la femme de l'un d'eux.

C'est la narration de cette mémorable affaire que nous allons présenter : nous ne dirons rien qui ne s'appuie soit sur des pièces officielles, soit sur la déposition des témoins; et quelque incroyables que paraîtront les faits, nos lecteurs pourront les considérer comme authentiques.

Le 23 mai 1817, le sergent-major Evert Maters, de la compagnie de dépôt du 38 bataillon d'infanterie, en garnison à Termonde, disparut subitement; il avait reçu le même jour du quartier-maître la somme de 210 francs pour le solde de sa compagnie, et était sorti de Termonde sans avoir distribué cet argent aux soldats. Le 24, le nommé Charles Claus, soldat à ladite compagnie, et alors en cougé chez ses parents à Grembergen, alla déclarer à son lieutenant que le sergent-major Maters lui avait emprunté la veille, à 9 heures du soir, quelques objets d'habillement et s'était dirigé vers Tamise, promettant de revenir le lendemain. On se livra à quelques investigations pour savoir ce qu'était devenue la somme de 210 francs remise à Maters pour payer sa compagnie, mais elles n'eurent aucun résultat. Le sergent-major fut porté comme déserteur sur les rôles du bataillon, et son signalement transmis à la maréchaussée. Au mois d'août 1817, l'autorité militaire fut informée que, dans la maison de Charles Claus à Grembergen, se trouvaient des objets d'équipement ayant appartenu au sergent-major. Une visite domiciliaire eut pour résultat la découverte du sabre, du shako de Maters et des restes de son habit d'uniforme, coupé en morceaux. Charles Claus fut traduit, en septembre 1817, devant un conseil de guerre, pour avoir caché les armes et effets d'équipement d'un déserteur. Il allégua, pour sa justification, la misère où il se trouvait, l'espoir de récupérer ses effets d'habillement prêtés à Maters, si au retour de celui-ci il lui remettait ses armes et son équipement, et enfin l'obligation qu'il avait cru remplir en obéissant à son supérieur. Ses excuses furent accueillies : Charles Claus, renvoyé des fins de la plainte, obtint dans le même mois son congé et alla demeurer avec ses parents à Grembergen.

Deux ans environ s'écoulèrent, et toutes les recherches faites tant en Hollande qu'en Belgique, alors réunies, pour découvrir le sergent-major Maters, furent infructueuses. La femme elle-même, qui avait vécu plusieurs années avec lui, déclara ignorer ce qu'il était devenu.

Quant à Charles Claus, il contracta mariage, le 22 octobre 1817, avec Amelbergue Michiels, servante, née à Bornhem et demeurant à Grembergen. Nous notons ce fait, insignifiant en lui-même, mais qui peut ne pas être resté sans influence sur les événements que nous allons décrire.

Avant d'aller plus loin, disons comment la famille Claus était composée : 1o le père, Liévin, exerçant la profession de colporteur; 2° sa femme, Bernardine Windey; 3° Charles Claus, marié, comme nous venons de le dire, à Amelbergue Michiels; 4° Jacques Claus, marié à Thècle van de Poele, journalière, née et domiciliée à Grembergen; et 5o Marie-Grisilde Claus, sœur de Charles et de Jacques, qui avait épousé Séraphin Wageman, maréchal-ferrant en ladite commune. La maison des Claus était un lieu de débauche, où se rendaient des

filles de mauvaise vie, et entr'autres, la nommée Isabelle Roels, qui joue le principal rôle dans l'événement que nous décrivons.

Au mois d'avril 1819, un bruit étrange se répandit dans la commune de Grembergen: Charles Claus, disait-on, avait assassiné, passé deux ans, un sergent-major en garnison à Termonde. D'où venait ce bruit ? qui le répandait? Tous les témoins entendus à cet égard s'accordaient à dire qu'il résultait des querelles que Charles Claus eut avec sa femme : souvent il menaçait de la tuer ou de l'abandonner; elle bravait ses menaces, disant publiquement que, si elle voulait révéler les faits qui étaient à sa connaissance, son mari serait arrêté et ne reverrait plus jamais la commune de Grembergen. Quels étaient les faits si terribles auxquels la femme Claus faisait allusion? La voix publique, qui ne reste jamais en défaut d'expliquer un secret, qui sait donner des proportions gigantesques aux choses les plus mesquines, ne tarda pas à appliquer à un fait déterminé les paroles que très-probablement la colère avait dictées à la femme Claus : les rapprochant des circonstances qui avaient accompagné la disparition du sergent-major Maters, cette impitoyable fama, dont parle Virgile, imputa à Claus d'avoir assassiné Maters. Une fois le crime imaginé, crime qui, s'il avait été réel, devait, en effet, ravir pour jamais à Claus le séjour de son lieu natal, les présomptions devinrent de plus en plus graves, grâce toujours à ce qu'on a si improprement assimilé à la voix de Dieu.

Charles Claus fut arrêté et conduit à la prison de Termonde. Une instruction, qui dura plus de quatre mois, eut de prime-abord pour résultat une réunion de circonstances d'une nature telle que personne ne douta plus de la culpabilité du prévenu.

Isabelle Roels, âgée de 25 ans, fileuse, née et domiciliée à Grembergen, et qui avait eu des relations avec Charles Claus avant son mariage, fut le premier témoin entendu. Dans sa déposition donnée le 27 avril 1819, elle fait apparaître devant les yeux du magistrat instructeur une espèce de fantasmagorie : « Passé environ deux ans, dit-elle, je me trouvais dans la maison de Charles Claus, à Grembergen; il me pria de vouloir bien me rendre à Termonde afin d'y acheter une livre de chandelles, me disant à plusieurs reprises: Je ne vois que des spectres noirs à l'entour de moi et sous la table. Il ajouta qu'il avait commis ́des méfaits, qu'il avait extrêmement peur, qu'il ne savait ce qui lui arrivait. Je me rendis à Termonde, où j'achetai des chandelles, que Claus, à mon retour, alluma; il se mit alors à genoux, étendant les bras en forme de croix, et resta à peu près une demi-heure à prier dans cette position. Ensuite Claus mit un pistolet dans sa poche, sortit de la maison, qu'il me pria de garder jusqu'à son retour. »>

Un récit aussi fantastique ne pouvait certes en imposer à l'autorité judiciaire, qui a l'habitude de ne croire ni aux spectres, ni aux sorciers; mais Isabelle Roels le corrobora de dires plus positifs: elle avait, disait-elle, mis à profit l'absence de Charles Claus pour visiter son coffre, et elle y avait remarqué, indépendamment d'une vessie remplie de pièces d'un franc en assez grand nombre, tous les effets d'habillement, etc., que d'après les propos du prévenu tenus une heure auparavant, il avait donné au sergent-major Maters lors de sa désertion. Elle ajouta qu'à cette époque, c'est à dire en 1817, Charles Claus

ne travaillait point, faisait de grandes dépenses et parcourait les cabarets, sans qu'on pût savoir la source de l'argent qu'il avait en sa possession. Elle termina sa déposition en rendant compte des menaces proférées par la femme de Claus contre son mari et du bruit public qui accusait ce dernier d'avoir assassiné le sergent-major Maters. C'était le premier pas qu'elle fit pour conduire l'instruction dans un labyrinthe à la recherche d'un crime imaginaire.

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Deux autres femmes, qui furent entendues le même jour et dont l'une était la sœur de l'épouse de Charles Claus, déclarèrent que cette dernière s'était plainte, il y avait environ deux ans, de n'avoir pas de quoi vivre, et que dès le lendemain, elle avait beaucoup d'argent en poche, argent que, d'après elle, Charles Claus avait eu d'un sergent-major à qui il avait prêté des objets d'habillement, pour faire un petit voyage, mensonge évident, ajoutaient les témoins, car quelques jours après, le prévenu portait les habillements que sa femme avait indiqués comme ayant été remis au sergent-major. L'un de ces témoins, en rendant compte des bruits publics qui couraient sur le chapitre du prévenu et qui rendaient plus graves pour lui les propos de sa femme, alla jusqu'à lui imputer deux assassinats autres que celui du sergent-major Maters; et cette imputation, elle la fondait sur les dires de Thècle van de Poele, femme de Jacques Claus, frère de Charles. Il est juste de dire que ce dernier a été soupçonné d'avoir voulu assassiner sur la grande route un voyageur; mais tous les efforts que la justice a déployés pour constater ce crime, pour découvrir la victime et l'auteur, ont été infructueux.

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Ces premiers renseignements obtenus, le juge d'instruction interrogea le commandant de la place de Termonde, qui fit connaître les mesures prises dans le temps contre Charles Claus, pour avoir détenu et recélé l'arme et les habillements du sergent-major Maters, ainsi que les investigations infructueuses faites pour découvrir les traces de ce sous-officier.

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Les femmes paraissaient être le plus au courant de tout ce qui se rattachait à l'assassinat imputé à Charles Claus: le 29 avril 1819, Thècle van de Poele, femme de Jacques Claus, et par conséquent belle-sœur du prévenu, ainsi qu'une boutiquière de Grembergen furent entendues. L'une et l'autre se bornèrent à répéter les bruits qui circulaient; mais la première désigna la nommée Isabelle Roels, comme ayant dit, que si elle pouvait parler en toute franchise, « Charles Claus ne verrait plus jamais le jour. »>

Celle-ci fut assignée de nouveau pour le lendemain, et tout fait croire qu'elle était charmée de l'être et que ses batteries avaient été dressées de manière à obtenir ce résultat. Elle déclara au juge d'instruction qu'un jour, elle avait vu Charles Claus, en état d'ivresse, se jeter sur son lit et pousser de profonds gémissements. Interrogé par le témoin sur la cause de sa tristesse, le prévenu aurait répondu : « Je suis au désespoir de l'avoir fait; oui je l'ai assassiné, » voulant parler, ajouta Isabelle Roels, du sergent-major Maters. Elle dit encore que revenu de son ivresse, Claus avait menacé de la tuer si elle parlait des confidences qu'il lui avait faites, confidences que le fameux in vino veritas rendait trèsrespectables aux yeux de la justice aveugle. Cette déclaration faite, Isabelle Roels garda le silence et attendit les interpellations du juge instructeur. A peine celui

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ci les eut-il articulées, que l'officieux témoin fit connaitre une circonstance qui devait aggraver encore l'accusation : la fille Roels avait vu, disait-elle, sept à huit jours après la disparition du sergent-major, Charles Claus et sa sœur occupés à découdre la capotte de Maters, et à sa demande comment on osait faire cela, Claus avait répondu : « Je n'ai pas peur du sergent-major je suis persuadé qu'il ne reviendra plus. » Cette déposition fut complétée par quelques détails sur la terreur que Charles Claus inspirait à Grembergen, terreur qui avait empêché Isabelle Roels de révéler de prime-abord ce qu'elle venait de dire. Quoiqu'elle eût déclaré n'avoir plus rien à ajouter, il devait être dès-lors évident pour l'autorité judiciaire que cette fille ne tarderait pas à aller plus loin dans la voie des révélations. Isabelle Roels avait, d'ailleurs, trop bien dressé ses plans et croyait sans doute trop à leur réussite complète pour vouloir en compromettre le succès par la précipitation.

Aussi trois jours après, c'est-à-dire, le 3 mai, elle comparut pour la troisième fois devant le juge d'instruction, en vertu d'une assignation signifiée la veille, et comme elle avait eu soin de dire en public, après son interrogatoire du 50 avril, qu'elle n'avait pas déclaré tous les faits qui étaient à sa connaissance, on l'interpella à cet égard, et elle ne fit aucune difficulté d'avouer ses réticences, les motivant sur la peur qu'elle éprouvait d'être poursuivie par la famille Claus et d'être un jour la victime de ses ressentiments. Après cette précaution oratoire, la fille Roels entra dans ce que nous appellerons le cœur de l'affaire, et elle impliqua directement dans ses accusations non seulement Charles Claus, mais aussi son frère Jacques Claus, et indirectement leur sœur Grisilde Claus ainsi que la femme du premier, Amelbergue Michiels. Voici à peu près les termes de sa déposition:

<«< Dans le courant du mois de mai 1817, Charles Claus, pour lors milicien en congé, demeurant chez ses parents à Grembergen, m'invita à me rendre chez lui vers les neuf heures du soir, disant : Nous nous amuserons. Je me rendis effectivement à sa demeure, où je trouvais 1° la nommée Amelbergue Michiels, épouse actuelle de Charles Claus et qui à cette époque n'était pas encore mariée avec lui; 2° la sœur de Charles Claus, nommée Grisilde; 3o Jacques Claus, frère de Charles. Vers neuf heures et demie entra le sergentmajor Evert Maters, que je connaissais parfaitement bien pour l'avoir vu souvent dans la maison des Claus, qu'il fréquentait habituellement.

>> Nous sommes restés jusqu'à vers onze heures à prendre du café et à boire du genièvre; et alors j'ai distinctement vu et entendu que Charles Claus, après avoir caché dans la manche de sa veste un grand couteau, appela le sergentmajor dans une petite chambre, située à côté de celle où je me trouvais avec les autres gens du logis. A peine Maters y fut-il entré avec Claus, que j'entendis et tous ceux qui étaient avec moi entendirent des cris et des lamentations. Au bout de quelques instants, Jacques Claus, frère de Charles, entra aussi dans la petite chambre. Je fus tellement effrayée du bruit et des lamentations, que je courus ouvrir la porte de la chambre, et je vis Maters étendu par terre, ne donnant plus aucun signe de vie et ayant une grande blessure à la gorge ! Jacques Claus était encore occupé à lui percer le corps avec le sabre même du sergent-major! >> Je reprochai aux deux frères le crime qu'ils venaient de commettre; mais

Charles répondit: Si vous dites encore un mot, vous subirez le même sort. >> Ensuite, les deux Claus mirent le cadavre dans un sac, et l'emportèrent. J'ignore où ils l'ont caché. A leur retour, Charles Claus annonça n'avoir trouvé que 200 francs dans les poches de Maters, et il paraissait être contrarié de n'avoir pas eu une plus grande somme. Je leur fis de nouveau les reproches les plus amers sur leur crime, répétant à plusieurs reprises: Fallait-il tuer un homme pour 200 francs?

» La femme actuelle de Charles Claus et sa sœur Grisilde ont été comme moi témoins de toutes les circonstances de cet assassinat, et je crois, d'après tout ce que j'ai remarqué, qu'elles ont connu d'avance les affreux desseins prémédités par les frères Claus. Pendant cette horrible scène, la mère des Claus se trouvait au lit dans une chambre située du côté de la rue. J'ignore si elle a entendu les cris et les lamentations poussés par le sergent-major lorsqu'on l'assassinait.

» Quant à moi, je n'ai pu d'aucune manière empêcher la perpétration du crime; si je l'avais tenté, je serais infailliblement devenue la victime de ces brigands. J'ai gardé jusqu'à ce jour le plus profond silence sur cette affaire, parce que Charles Claus m'a maintefois menacée de me couper la gorge, si j'en révélais un seul mot. »>

Une déclaration aussi nette, aussi circonstanciée, aussi parfaitement d'accord avec toutes les présomptions qui pesaient déjà sur Charles Claus, convaincut (on le comprend facilement,) l'autorité judiciaire de la réalité de l'assassinat du sergent-major Maters, et il devint presque impossible de douter de la culpabilité des frères Claus. Le même jour de l'interrogatoire d'Isabelle Roels, un mandat de dépôt fut décerné contre la sœur des Claus et contre Amelbergue Michiels, femme de Charles. Quant à Jacques Claus, il se trouvait alors à Mons comme soldat, incorporé dans la 5o compagnie du train au bataillon d'artillerie de campagne N° 2. Un mandat d'amener fut lancé contre lui. Lors de son arrestation, on remarqua, dit une pièce officielle, que cet homme était vivement ému et embarrassé. — Nous croyons qu'on le serait à moins : livré à ses devoirs militaires, Jacques Claus se voit tout à coup appréhendé au corps, livré à la justice et accusé d'avoir commis un assassinat; on lui parle de son frère, du crime qui lui est reproché; et il ne peut impunément se troubler ni perdre

contenance !

Jacques Claus, sa sœur Grisilde et sa belle-sœur Amelbergue Michiels, épouse de Charles Claus, furent donc conduits à Termonde et écroués à la maison d'arrêt. Le lendemain de leur arrestation (4 mai 1819), ces deux femmes furent entendues par le juge d'instruction: d'après ce qui avait été rapporté à ce magistrat, elles avaient dit au geòlier de la prison qu'elles étaient prêtes à faire des révélations; mais elles se bornèrent à dénier tous les faits relatifs à l'assassinat : le sergent-major Maters était, disaient-elles, effectivement venu au mois de mai 1817 chez Claus, avait emprunté à celui-ci quelques objets d'habillement et était parti, sans qu'on l'eût revu depuis. A ces dénégations, le magistrat instructeur opposa leur déclaration faite au guichetier, mais elles persistèrent dans leurs réponses. Toutefois, on crut utile d'entendre immédiatement le sieur Gortebeek, guichetier à Termonde, qui déclara avoir reçu de Grisilde Claus

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