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de bataille plus favorable. Fox et ses amis soutinrent qu'on avait saisi, pour ruiner Tippo-Saïd, un prétexte à peine spécieux, et que la richesse et la puissance de ce prince étaient ses véritables crimes aux yeux des conquérants de l'Inde. Francis proposa des résolutions qui avaient pour but d'obliger le Gouvernement à mettre fin aux hostilités; mais sa motion, combattue par Pitt et par Dundas, fut rejetée.

Le Parlement eut ensuite à décider si le procès d'Hastings, alors commencé devant la Chambre des Lords, pouvait continuer après la dissolution de la Chambre des Communes qui avait intenté l'accusation et l'avait poursuivie jusque-là par ses commissaires. Après trois jours d'une discussion savante et approfondie, la Chambre décida, à une immense majorité, que l'accusation. subsistait et serait poursuivie.

Wilberforce avait obtenu, au commencement de la session, la formation d'un comité chargé de préparer, par une enquête, les délibérations qu'il comptait provoquer sur la traite des noirs, et, quelque temps après, il demanda la permission de présenter un bill qui en eut prononcé l'abolition. Mais les intérêts menacés qu'avaient un moment déconcertés la vivacité de l'attaque, avaient repris courage, concerté leur plan de défense et recruté de nombreux auxiliaires. Pitt et Fox parlèrent dans le sens de la motion de Wilberforce; néanmoins, la proposition, défendue à la fois et par le chef de l'opposition et par celui du ministère, fut rejetée par une majorité qui comprenait près des deux tiers de la Chambre.

Une des délibérations les plus importantes qui occupèrent le Parlement dans le cours de cette session, c'est celle qui se rapporte au plan présenté par le ministère pour régler définitivement le Gouvernement du Canada, qui avait été jusqu'alors soumis à un régime provisoire. C'est la discussion de ce bill qui rompit tout à fait la longue alliance de Fox et de Burke, et manifesta sans retour leur divorce politique. Tel fut l'événement mémorable qui donna à Pitt l'appui d'une immense majorité dans le Parlement et dans le pays.

Fox avait combattu presque toutes les clauses du projet ministériel comme trop peu favorables à la liberté, comme entachées d'un esprit de privilége. Il parla des distinctions aristocratiques avec un dédain affecté; il blàma comme excessive la dotation territoriale affectée par le bill au clergé anglican; enfin, il reprocha sévèrement au cabinet de n'avoir pas modelé la Constitution du Canada sur les Constitutions des Etats-Unis. Pitt crut devoir protester, avec énergie et mesure, contre ces doctrines républicaines. Dans un accès d'enthousiasme, Fox déclara qu'il n'attachait plus aucune importance au maintien de la balance du pouvoir depuis que les Français avaient fondé un Gouvernement dont les autres États ne pouvaient plus craindre d'injustes provocations, et proclama la Constitution française, celle de 1791, le plus glorieux monument que la sagesse et la vertu eussent jamais élevé au bonheur du genre humain.

Cependant des clubs venaient de s'ouvrir de toutes parts et remerciaient l'Assemblée nationale de la révolution qu'elle préparait pour le reste du monde en renouvelant la face de la France. Thomas Payne publiait son livre des Droits de l'Homme; d'autres écrits conçus dans le même sens paraissaient journellement, et, quoique moins remarquables, étaient aussi accueillis avec faveur.

Le vieil ami de Fox, l'illustre Burke, publiait ses Pensées sur la Révolution française, qui, commentées par Lally Tolendal, produisirent en Europe une si vive sensation.

La Chambre ayant repris la délibération relative au Canada, Burke insiste sur les garanties sages et modérées qui sont données aux libertés de cette colonie; puis en même temps, il pousse un cri de joie, en disant qu'il n'y voit pas cette désastreuse et coupable déclaration des droits de l'homme qui a mis en feu la France. Il remercie le Ciel d'avoir préservé cette colonie, en la donnant à l'Angleterre, d'être infectée par les doctrines contagieuses de sa métropole. Lord Sheffield ayant fait la proposition de décider « que des dissertations sur la Constitution française et le narré des événements qui se passaient en France, n'étaient pas selon l'ordre dans un rapport exact avec les clauses du bill,» Fox appuya cette proposition de manière à renouveler le combat, au lien de le finir.

Burke entra dans une vive réfutation des principaux arguments de Fox.

« Je le sais, dit-il, dans notre carrière, nous avons été divisés, M. Fox et moi, sur plus d'un sujet sur la réforme parlementaire, sur le bill des dissenters, sur le mariage du Roi; mais jamais ces dissidences d'opinions n'avaient un seul moment interrompu notre fidèle amitié. A l'époque de la vie où je suis arrivé, il est peu raisonnable de provoquer des ennemis ou de donner à ses amis une cause de rupture et d'abandon. Mais je suis si fortement, si invariablement attaché à la Constitution anglaise, que je ne puis hésiter. Mon devoir public, ma prudence, mon amour de mon pays m'ordonnent de m'écrier: Fuyez la Constitution française; séparez-vous d'elle. »

Fox qui était ému de ces paroles, dit alors à demi-voix, assez haut pour être entendu :

«Mais ce n'est pas une rupture d'amitié. » — « C'est une rupture d'amitié, dit Burke. Je sais ce qu'il m'en coûte. J'ai fait mon devoir au prix de la perte d'un ami notre amitié est finie. »>

Puis, avec cette véhémence d'imagination qui le caractérise, il apostrophe vivement Fox et Pitt comme deux illustres rivaux qu'il conjure de se réunir pour le salut de l'Angleterre et de la civilisation.

L'orateur mêlait à son langage une émotion profonde; le Parlement était attendri; plusieurs personnes pleuraient.

Fox se leva pour répondre; mais il resta plusieurs minutes sans pouvoir parler. De grosses larmes coulaient de ses yeux.

« J'espère, dit-il, en faisant un effort, que les incidents de cette nuit n'ont pas tout-à-fait changé le cœur de mon honorable ami. Quoi qu'il en puisse dire, il me serait trop pénible de me séparer d'un homme auquel je dois tant; et malgré la sévère âpreté de ses paroles, je ne puis renoncer à l'estime et à l'amitié que je lui porte et qu'il me rendait; je ne puis oublier que, presque enfant, j'ai été accoutumé à recevoir des marques d'affection de mon honorable ami, et que cette amitié s'est accrue avec nos années. Il y a maintenant vingtcinq ans que je le connais; il y a vingt ans que nous vivons ensemble familièrement, et que nous sommes dans la plus intime communication de vues, de pensées, d'espérances. J'espère qu'il voudra bien se souvenir de ces temps

passés, et que, malgré quelques imprudentes paroles qui auraient pu le blesser, il ne croira pas que j'aie voulu intentionnellement l'offenser. C'est là toute mon espérance. Qu'il me permette de différer d'opinion avec lui, et qu'il ne prenne pas mon dissentiment pour un oubli de mon admiration et de mon amitié. »

Fox rentra ensuite dans la discussion, et se trouva insensiblement et comme malgré lui conduit à des récriminations, qui donnèrent au débat un nouveau degré d'amertume. Burke se lève de nouveau :

« La tendre affection, dit-il, que M. Fox a témoiguée dans le commencement de son discours, a été bien effacée par la suite et la fin de ses paroles. Il a eu l'air de regretter avec une expression de tendresse et d'intérêt les durs procédés de cette soirée; et je crains bien que nos ennemis ne s'en souviennent toujours, au préjudice de tous deux. Mais, sous ce masque de fausses douceurs, il a recommencé ses attaques avec plus de vivacité que jamais; il m'a reproché d'avoir abandonné mes opinions; il m'a accusé d'une misérable inconsistance, qui me rendrait indigne de cette amitié dont il parle; il a travesti mes opi

nions. >>

Les récriminations devenaient de plus en plus amères. Il fut bientôt évident pour tout le monde qu'une réconciliation n'était plus possible. Tous les partis semblaient confondus dans une douloureuse émotion à l'aspect de ce déchirement de deux nobles cœurs. Pitt lui-même n'intervint dans le combat engagé entre ses deux plus redoutables rivaux que pour modérer par la gravité de son langage.

Après cette mémorable séance, le bill dont la discussion avait servi de prétexte à un éclat depuis longtemps inévitable, fut adopté sans beaucoup de difliculté. L'organisation constitutionnelle proposée pour le Canada fut votée par les deux Chambres.

Il y avait déjà plusieurs années que l'Impératrice de Russie et l'Empereur Joseph II avaient déclaré la guerre à l'empire ottoman, dans le but de se partager ses dépouilles. Joseph Il étant mort au milieu de la crise qu'il avait provoquée, son successeur avait ouvert, sous la médiation de l'Angleterre et de la Prusse, des négociations pour le rétablissement de la paix; mais Cathérine, peu disposée à suivre l'exemple de Léopold, repoussa les propositions des deux cabinets alliés, et, en témoignage de mécontentement, elle refusa de renouveler le traité de commerce conclu, quelques années auparavant, entre l'Angleterre et la Russie.

Un message royal annonça au Parlement que les efforts faits pour rétablir la paix entre la Russie et la Porte, ayant été sans succès, le Roi avait jugé à propos d'augmenter ses forces navales, et il demandait à cet effet le concours du Parlement. Pitt essaya de démontrer combien il importait à l'Angleterre d'arrêter la Russie dans ses rapides agrandissements, d'empêcher qu'après avoir accablé la Porte, elle n'ébranlat l'influence de la Prusse, alliée du cabinet de Londres, et n'ébranlât dans ses fondements l'édifice européen.

L'adresse que Pitt avait proposée fut vivement attaquée par Fox et votée à la majorité de 93 voix seulement. C'était peu dans une pareille matière.

Dans l'intervalle qui s'écoula jusqu'à la session suivante, l'agitation révolu

tionnaire que répandait dans le pays l'exemple de la France, fit des progrès assez sensibles. Le docteur Priestley publiait, en réponse au livre de Burke, des écrits où il prophétisait la destruction de l'Eglise établie et même celle du trône. A Birmingham, où résidait le docteur, les révolutionnaires ayant célébré, par un banquet, le second anniversaire de la prise de la Bastille, la populace, irritée de cette démonstration, se porta sur la maison où avait eu lieu le bauquet et la démolit. Plusieurs autres maison furent saccagées et brûlées.

Lorsque les Chambres se rassemblèrent le 31 janvier 1792, Fox fit de pompeux éloges de Priestley et des dissidents. Quelque temps après, Whitbread demanda sur les faits de Birmingham une enquête, en termes qui supposaient la complicité des magistrats et presque du Gouvernement. Il fut réfuté par Dundas, et une immense majorité rejeta sa motion.

Les efforts de l'opposition pour obtenir de la Chambre la réprobation formelle de la marche suivie par le cabinet dans les négociations qui avaient précédé la paix conclue entre la Russie et la Porte, ne furent pas plus heureux.

La prospérité matérielle était complète dans le royaume. Le discours du Trône avait témoigné une entière confiance dans le maintien de la paix et exprimé l'espoir qu'on pourrait réduire les forces de terre et de mer. Pitt, quelques jours après, vint présenter à la Chambre des Communes un exposé financier qui était pour lui un véritable chant de triomphe. C'était la dernière fois qu'il devait lui être permis d'offrir de tels résultats à l'admiration de ses compatriotes. Il montra le revenu public en progression croissante, s'élevant déjà à près de 17 millions de livres sterling, tandis qu'à la fin de la dernière guerre, il n'allait pas au delà de 13 millions, et dépassant le niveau des dépenses ordinaires non seulement du million destiné à l'amortissement, mais encore de près d'un demi-million, qu'il proposa de consacrer en partie à la diminution de la dette, en partie à la suppression de certaines taxes onéreuses surtout aux classes pauvres. Il établit que, dans l'espace de neuf années, la somme des échanges avec l'étranger avait doublé, tant pour les importations que pour les exportations.

Wilberforce, de son côté, se préparait à demander de nouveau l'abolition de la traite. Pitt était d'avis d'ajourner à des temps plus heureux une tentative qui ne paraissait avoir alors aucune chance de succès. Wilberforce n'écouta pas ce conseil, et, s'il n'obtint pas la suppression immédiate de l'odieux trafic qu'il combattait avec tant d'ardeur, la Chambre des Communes décida cependant, à la majorité de 238 voix contre 85, qu'il serait aboli, et, par un autre vote, on fixa au 1er janvier 1797, l'époque où il devait être complétement interdit aux sujets anglais. Lorsque la question fut portée à la Chambre des Lords, le chancelier fit ajourner la discussion à l'année suivante, prétendant qu'une enquête était nécessaire pour en préparer les éléments. La résolution des Communes se trouvait ainsi annulée, mais elle n'en avait pas moins une grande portée, en ce qu'elle consacrait, pour la première fois, le principe de la réprobation de la traite.

Cependant, l'agitation produite par les clubs et par les écrits séditieux, qui s'attaquaient à la Constitution même, prenait un caractère de plus en plus grave. Le Gouvernement dirigea des poursuites contre Thomas Payne, qui se

réfugia en France. Une proclamation royale fut publiée pour prémunir le peuple contre les menées des agitateurs et pour enjoindre aux magistrats de rechercher les auteurs, imprimeurs et distributeurs d'écrits séditieux, comme aussi de prendre toutes les autres mesures nécessaires au maintien de l'ordre. Cette proclamation ayant été communiquée officiellement au Parlement, on proposa d'y répondre par une adresse remplie de témoignages de dévouement au Roi et à la Constitution. L'opposition, par l'organe de Grey, présenta un amendement qui tendait à rendre les ministres responsables du désordre des esprits, qu'ils avaient en quelque sorte favorisé, disait-on, tant par l'impunité accordée pendant plusieurs mois à la circulation des libelles, qu'en ne réprimant pas avec assez d'énergie l'émeute de Birmingham. Un débat très-animé s'engagea, mais l'amendement de Grey fut rejeté, et l'adresse passa ensuite sans division.

Une adresse identique fut votée par la Chambre des Lords. Le duc de Portland et les autres pairs, connus pour recevoir les inspirations de Burke, se prononcèrent, avec lord Grenville, en faveur du cabinet, et ce qui n'était pas moins important, le prince de Galles, prenant pour la première fois la parole, combattit un amendement analogue à celui de Grey, que lord Lauderdale avait proposé et qu'appuyait le marquis de Lansdowne. L'attitude nouvelle prise subitement par l'héritier de la Couronne, prouve combien la situation commençait à paraitre dangereuse.

Un bill proposé, dans cette session, par Pitt, et dont l'objet était de donner à l'amortissement une organisation permanente, fut combattu par le chancelier comme une œuvre d'arrogance et de présomption. Ce langage si étrange dans la bouche d'un membre du cabinet, était devenu en quelque sorte habituel au chancelier. Dans la discussion d'un autre bill qui réservait à la production du bois de construction pour la marine, une forêt jusqu'alors abandonnée aux chasses royales, on l'entendit reprocher à ses collègues d'avoir trompé le Roi et surpris sous de faux prétextes son consentement à un acte qui dépouillait la Royauté. Le soir même du jour où fut close la session, le 16 juin, le chancelier fut destitué, et les sceaux furent mis provisoirement en commission.

Pitt aurait voulu rallier au pouvoir tous les amis de la Constitution et du Trône. Des paroles de conciliation furent portées, par l'intermédiaire de Burke, aux chefs de l'opposition. Mais Fox persistait à exiger que Pitt cessât d'être chef du cabinet, et la négociation fut rompue. Quelques mois après, lord Longborough accepta les sceaux de la chancellerie.

La paix extérieure, que Pitt croyait encore si assurée pen de mois auparavant, était gravement menacée. La France, en déclarant la guerre à l'Autriche, s'était flattée de l'espoir de trouver des alliés, ou du moins d'empêcher que la cour de Vienne n'en trouvât contre elle. Cette espérance fut déçue par l'événement. Le cabinet français avait pensé qu'en Angleterre sa cause rencontrerait plus de faveur. Une ambassade, dirigée en apparence par le jeune Chauvelin, mais dont M. de Talleyrand était l'âme, fut envoyée à Londres. Elle s'y trouva dans une position bien difficile. Les hommes qui la composaient se virent réduits à un isolement presque complet. Le ministère les traita avec froideur. Pitt, dans ses entretiens avec M. de Talleyrand, affecta de ne pas lui

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